Laetitia Shériff : « Rester une rêveuse »

Laetitia Shériff : « Rester une rêveuse »

Depuis 10 ans, Laetitia Shériff est une vigie indéboulonnable de l'indie-rock français passant de projets en projets, fidèle à un noyau d'amis mais ouverte à tout, ou simplement (trop rarement) en solo. C'est pourtant ainsi qu'elle nous revient, six ans après "Games Over". Avec ce qui est sans doute son album le plus abouti, le magique et tellurique "Pandemonium, Solace and Stars". Et un concert la semaine prochaine à la Bobine. Propos recueillis par Stéphane Duchêne

Il y a quelque chose de particulier avec vous : on a l'impression de vous voir très souvent, entre la multiplication des projets, les musiciens que vous accompagnez en concert ou sur disque... Or, quand on se penche sur votre discographie solo disons  « officielle », on n'y trouve que trois albums et 6 ans écoulés entre les deux derniers. Pourquoi ?

Laetitia Shériff : C'est compliqué de ne se consacrer qu'à son propre projet quand on en a plein d'autres qui demandent de l'investissement, quand on a envie d'être sensible aux autres et à leurs propositions, aux créations de projets. Or c'est avant tout ce qui m'anime. Je trouve un peu fou de décider de ne faire que de la musique – ce qui est mon cas – mais de devoir pour cela être tributaire d'une espèce d'injonction à faire qui induit toujours le même cycle : composition d'un album, sortie d'album, tournée et ainsi de suite. Je préfère attendre le bon moment pour faire les choses. Après, une fois que je me lance dans un album solo, j'ai besoin de me poser pour que ça reste un événement alimenté par la vie. L'inspiration ne vient pas comme ça au réveil – même si je ne suis pas en train de dire que ça m'arrive tous les 6 ans (rires).

Même si l'on y retrouve la patte Laetitia Shériff sur Pandemonium, Solace and Stars, vous semblez prendre plaisir à développer des univers musicaux plus arrangés et plus vastes que sur vos précédents disques nettement plus arides... 

C'est parce que ces albums solo n'en sont jamais vraiment complètement. Sur les deux précédents, j'étais accompagnée par deux autres musiciens, Gaël Desbois et Olivier Mellano, qui ont nettement contribué à leur tonalité. Pour celui-ci, je me suis retrouvée coincée un temps dans ce rôle de leadeuse que je n'affectionnais pas forcément, parce qu'Olivier Mellano n'était pas disponible. Sur la suggestion de Thomas Poli, le réalisateur de l'album, je me suis appropriée toutes ces parties de guitares auxquelles j'avais pensé pour Olivier et que j'imaginais en effet plus rugueuses – "mellanesques" quoi, pour ceux qui connaissent son boulot. Ça a été une expérience totalement nouvelle qui m'a demandé beaucoup de préparation.

Et bizarrement, on a l'impression que cela vous a libérée, que vous avez pu atteindre autre chose...

(Rires) Oui, en fait c'est exactement ce qui s'est passé. J'ai réussi à me décrotter un peu de cette contrainte pour finalement m'apercevoir que j'avais peut-être franchi un cap. Peut-être aussi en raison des thèmes abordés qui me sont plus personnels, des choses qui me parlent au quotidien, qui me perturbent : la peur de l'avenir et le devoir de ne pas avoir peur, s'apercevoir qu'on n'est pas seul quand on croit qu'on l'est justement, puisque ça parle entre autres de gens que j'ai perdus mais aussi de la nécessité de ne pas oublier ceux qui sont là. J'ai une admiration depuis toute petite pour les films de science-fiction et pour un certain nombre d'auteurs visionnaires, et cet album évoque aussi l'étrange sensation que ce monde imaginaire pourrait devenir réalité. Or, je crois qu'écrire pour moi est une manière de rester une rêveuse en ayant toujours les pieds bien ancrés dans la réalité.

Justement, dans votre musique, il y a toujours eu comme une espèce de dialectique : langueur/explosion, ombre/lumière, vie/mort. Une tension permanente des opposés...

Oui, parce qu'elle est là au quotidien. On ne se comporte pas de la même façon le jour et la nuit, en fonction des saisons, des cycles de la nature. J'essaie toujours – et c'est très dur à faire, parce que je me sens peu de chose y compris en regard de ce que font certaines personnes, de leurs engagements – d'être attentive à tout ce qui se passe et de le retranscrire dans ma musique. De me donner aussi les moyens de rester positive et de ne pas m'enfermer dans une réalité triste. Mais c'est très compliqué de se confronter et de parler de cette sensation, d'être dans le bien ou dans le mal.

Souvent, à la fin de vos albums, il y a un morceau en forme d'ouverture, esthétique, mais aussi simplement sur un ailleurs. Comme ça semble être le cas de Far & Wide. Quel est le sens de cette chanson ?

Je me suis beaucoup inspirée du livre et du film La Route. Je suis allée voir le film un 25 décembre, ce qui n'était pas forcément une très bonne idée (rires). Cette histoire m'a énormément touchée mais mon côté optimiste en a surtout gardé cette touche finale malgré tout très optimiste, alors qu'on vient de s'en prendre plein la gueule. J'ai donc voulu en faire une sorte d'extrême et même si la chanson arrive à la toute fin de l'album, c'est peut-être, et je le réalise là en le disant, le cœur du disque. De la même manière, There, High, sur Games Over que tout le monde a pris pour une chanson d'amour, était un peu à part. Elle parlait d'un homme sans domicile que j'avais aperçu un jour en attendant un ami pour déjeuner dans un parc et qui lui attendait que tout le monde ait fini sa pause déjeuner pour aller fouiller dans les poubelles et manger à son tour. C'était une manière de m'adresser à lui, ce que je n'avais pas pu faire ce jour-là, je voulais le laisser dans son organisation qui était quelque part de faire semblant d'avoir une journée rythmée, comme tout le monde.

Vous dites sensiblement la même chose aux sujets de chansons comme Fellow ou To Be Strong que vous avez consacrées à des proches disparus : qu'il y avait là une manière de s'adresser à eux faute de ne plus pouvoir le faire autrement...

C'est tout à fait ça. De toute manière, quoi qu'il arrive, on rate le coche, mais je me laisse le droit d'imaginer que ces personnes-là pourraient entendre ces chansons. Sans du tout être mystique, c'est simplement une manière de ne pas rester avec cette frustration de ne plus pouvoir leur parler. Quand on a commencé à répéter To Be Strong pour le disque, j'avais envie de faire trembler la terre avec les guitares comme pour attirer leur attention. C'est un peu tiré par les cheveux mais souvent, une guitare saturée est beaucoup plus parlante qu'une envolée lyrique à la voix.

C'est le poète William Butler Yeats qui vous a donné envie de chanter, avant même que vous ne vous mettiez à écrire. Qu'est-ce qui vous touche chez lui, plus que chez un autre poète ?

C'est lié à une période de ma vie, à la fac, à des amis étudiants avec lesquels je partageais beaucoup de soirées un peu genre Cercle des Poètes Disparus (rires). Ce qui m'a touchée avec Yeats, c'est de lire des mots venant d'un homme acceptant de se montrer aussi fragile – même si pas sur toute son œuvre qui est très vaste – et qui utilise des mythes, des femmes, des éléments naturels pour parler de ses propres blessures. Et puis il s'est passé quelque chose de très troublant quand j'ai fait des recherches de traduction de ses textes que je voulais chanter parce que même, là, dans une langue qui n'était pas la sienne, ça me parlait encore plus fort. Il est un peu devenu une sorte de père spirituel à une époque où je ne voyais plus le mien et où j'étais peut-être en quête d'origine. Yeats m'a accompagnée et m'a sortie de mon mutisme. Parce que chanter est la meilleure chose qui me soit arrivée. Et pourtant, ce n'est pas quelque chose que je fais au quotidien – je ne chante jamais sous la douche par exemple (rires). Composer, chanter, c'est quelque chose que je préserve, que je ne travaille pas vraiment. Ça doit se passer quelque part entre l'émotion et l'envie.

Laetitia Shériff, vendredi 6 février à 20h30, à la Bobine

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