Depuis plus de dix ans et son Adversaire mémorable, Emmanuel Carrère écrit à la première personne. Pas par exhibitionnisme mais par souci de véracité, parce que c'est sa façon d'être écrivain. Questions sur cette introspection qui a ouvert au monde l'un des plus grands auteurs français couronné le mois dernier par le Prix Renaudot pour Limonov. Nadja Pobel
Dans une lettre de Jean-Claude Romand qu'Emmanuel Carrère publie à la fin de L'Adversaire, le meurtrier lui écrit : «Il est cruel de penser que si j'avais eu accès à ce "je" et par conséquent au "tu" et au "nous", j'aurais pu leur dire tout ce que j'avais à leur dire [à sa famille qu'il a abattue] sans que la violence rende la suite du dialogue impossible». Quand on lui remémore cet extrait, Emmanuel Carrère s'étonne que cette phrase ait été énoncée si clairement. Elle est d'une limpidité qui, rétrospectivement, éclaire de manière très forte son œuvre. Entre le fait divers survenu en 1993 et la parution de L'Adversaire s'écoulent sept ans durant lesquels il cherche en vain une façon de dire cet effroyable récit et rédige même son dernier roman de fiction paru à ce jour, La Classe de neige. «J'ai tenté d'écrire L'Adversaire à la troisième personne, dit-il, il ne m'était jamais venu à l'esprit de le faire autrement mais après avoir essayé des manières différentes, j'ai abandonné ce récit avec un certain soulagement ; je m'éloignais de cette terrible affaire. J'ai alors eu envie d'écrire pour moi un mémo de cette histoire, les rencontres faites, le procès... Je le faisais à la première personne et je me suis aperçu que ça devenait le livre». Il vient alors de trouver sa place dans le récit en évitant soigneusement de se mettre dans la peau de son protagoniste.
Déflagration
Quand parait Un roman russe en pleine mode de l'autofiction à la Angot, l'ouvrage de Carrère est une déflagration. «C'est une autobiographie avec tout ce que ça peut comporter de narcissisme, j'étais au cœur du livre» reconnait-il sans fard. Il se joue du réel, tend à le devancer en démiurge mais se fait manger tout cru. Sa compagne de l'époque ne montera pas dans le TGV qu'il lui avait demandé publiquement de prendre à travers une nouvelle parue dans Le Monde ; en Russie, il ne retrouvera pas les traces de son grand-père mais rencontre des habitants dont Ania, bientôt assassinée avec son bébé. C'est en conclusion de l'émouvant film Retour à Kotelnitch qu'il parle de ces éléments qu'il ne contrôle pas mais l'émeuvent «C'est étrange, j'étais venu faire une tombe d'un homme dont la mort incertaine a pesé sur ma vie. Et je me retrouve devant une autre tombe. Celle d'une femme et d'une enfant qui ne m'étaient rien et maintenant je porte leur deuil aussi. C'est ça l'histoire». Voilà donc "d'où il parle" et il ajoute: «c'est légitime de me situer dans le récit». Et naturellement le spectre s'élargit. «Ma pente à suivre est celle des autres et j'ai décidé d'en faire une politique» écrit-il dans ce roman où il se confronte à lui-même avec une honnêteté à nulle autre pareille.
Reflux
Les autres prennent toute leur place dans D'autres vies que la mienne, un roman étrangement lumineux malgré le cortège de souffrances qu'il trimballe (un tsunami, le cancer foudroyant de sa belle-sœur...). C'est aussi le récit de la vie d'Etienne Rigal, juge qui au tribunal de Vienne défend inlassablement les victimes des organismes de crédit, et devenu un proche dont il parle spontanément au fil de la conversation. «Avec son compagnonnage j'ai pris conscience que l'intérêt de dire "je" était de me placer face à l'autre». Dès lors qu'il sait mieux qui il est, Carrère décale son champ d'action hors du cadre de l'intime avec Limonov, biographie de l'auteur russe bolchévik, punk et révolté ad vitam æternam. Ce livre «nettement plus facile à écrire» dit-il que les précédents («je n'avais pas l'impression de courir le risque de le faire souffrir, il a eu une vie publique, n'a pas épargné les autres et a le cuir coriace») dépasse son sujet en embrassant l'histoire de la Russie contemporaine. Carrère se met à bonne distance, faisant le relais des choses de la vie : couvrir les obsèques d'Anna Politovskaïa l'amène à la commémoration du massacre de Beslan où il revoit Limonov croisé des années plus tôt à Paris. Et le livre est là. D'où vient donc cette incroyable capacité à faire de ce qui advient de la littérature ? «J'ai du mal à l'expliquer. J'ai le sentiment que si l'on se met à être attentif à ce qui nous arrive, des connexions s'établissent entre les faits. Mon travail d'écrivain revient à les suivre. Quant à savoir si ça devient de la littérature... Cela m'est égal pour vous dire la vérité. Si ça en devient, ce n'est pas à moi de l'apprécier, c'est une catégorie laudative que j'accepte avec plaisir, je ne vais pas m'en plaindre ! Mais ce n'est pas mon but. Il y a dans mes livres un aspect de vulgarisation et d'enquête journalistique central que je fais de manière la plus sérieuse possible. La littérature, comme le disait Lacan de la guérison en analyse, ça vient par surcroît ! » dit en rigolant celui qui vient de remporter un grand prix littéraire qu'il n'a pas volé !