Avec «Amour», Michael Haneke filme le crépuscule d'un couple face à la maladie et l'approche de la mort. Mais son titre n'est pas trompeur : sans perdre ni sa lucidité, ni sa mise en scène au cordeau, Haneke a réalisé son film le plus simple, émouvant et humain, grâce notamment à ses deux acteurs, Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva.Texte : Christophe Chabert
Au milieu du Ruban blanc, on voyait un des enfants de cette communauté rigide et protestante offrir à son pasteur de père un oiseau pour remplacer celui qui venait de mourir. C'était un acte d'amour, un instant sentimental dans une œuvre où, justement, le mal qui rongeait les personnages était alimenté par la répression de leurs émotions. C'est d'ailleurs ce qui se passait à l'écran : le père retenait des larmes que la caméra de Michael Haneke, à la bonne distance, ne manquait pas de laisser deviner.
Le cinéaste est trop lucide et pessimiste sur la nature humaine pour faire croire au spectateur que ces larmes-là auraient changé la face du monde ; mais il n'y a aujourd'hui plus de doute à la vision d'Amour : cette pointe de pathos, aussi discrète soit-elle, a changé la face de son cinéma. L'inéluctable, ces ténèbres qui viennent engloutir les vies humaines, sont ici atténués par quelque chose de plus grand et de plus fort qui va même, lors de la sidérante scène finale du film, résister à la mort : l'amour donc, regardé comme une réalité empirique, un faisceau d'attentions, de gestes, de regards, de mots et de signes.
Un couloir de distance
Le "premier" plan — en fait, il est précédé d'un prologue que l'on ne révèlera pas — est typique d'Haneke : fixe et frontal, il cadre les spectateurs d'un théâtre venus assister à un concert de musique classique. Il fait écho au plan final de Caché : à l'intérieur d'une image a priori sans relief, dédramatisée et fondée sur la profusion indifférenciée des silhouettes, on finit par distinguer un couple "connu" : Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva. Pourquoi notre regard s'arrête-t-il sur eux et ne les lâche plus ? Est-ce un jeu de lumière invisible subtilement conçu par l'immense chef opérateur Darius Khondji ? Ou l'œil de Michael Haneke est-il déjà le nôtre, et nous permet de regarder dans la bonne direction, au bon endroit, malgré cette apparente froideur et ce choix de la distance ? La distance, d'ailleurs, est fondamentale dans le film.
C'est la géographie de l'appartement dont on ne sortira plus passée cette introduction ; un appartement que l'on trouve d'abord bourgeois, chaleureux et spacieux, mais qui va devenir, au fil du drame raconté, un labyrinthe complexe et anxiogène où l'on doit sans cesse traverser une pièce vide pour se rendre de la chambre au salon, puis du salon à la cuisine.
Haneke nous signale très tôt qu'une menace plane au-dessus du lieu : Anne et Georges rentrent chez eux et la serrure de leur porte a été fracturée, tentative avortée de cambriolage dont Georges dit qu'il doit être le fait «d'amateurs». S'ensuit un rituel que l'on devine inusable : Georges enlève ses chaussures et met à la place une paire de baskets marron gris qu'il ne quittera quasiment plus du film. Puis il va dire à sa femme qu'elle était «très belle ce soir», compliment spontané et sincère qui dit beaucoup de cet amour qui a résisté au passage du temps. On oscille ainsi de l'angoisse au bien-être, puis du quotidien le plus trivial à l'expression la plus simple du sentiment. Mais Haneke ne bouge pas sa caméra, regardant tout cela à l'autre bout du couloir, réprimant son émotion comme le pasteur la réprimait dans Le Ruban blanc. Toujours à distance, donc.
La mort au travail
Dans la scène clé (et inoubliable) qui va lancer le drame du film, la mise en scène d'Haneke opère un basculement décisif. C'est un moment ordinaire, un petit-déjeuner entre Anne et Georges où ils se parlent de tout et de rien. Le plan est large, la focale est courte, le numérique vient attraper tous les détails de l'image sans insister sur aucun. Soudain, Anne se fige, mutique et le regard perdu. Georges tente de la sortir de cette inquiétante torpeur, par la parole, puis en lui passant une serviette mouillée sur le cou.
Cet échange-là, Haneke le filme avec deux gros plans de leurs visages en champ contrechamp : pour la première fois, il est au plus près de ses personnages. Ces deux plans ont une puissance expressive extraordinaire, qui ne tient pas qu'à la tension de la situation. Il y a quelque chose de Dreyer dans le surgissement sans artifice de ce qui, jusqu'alors, n'était qu'une proposition lointaine : Anne et Georges sont octogénaires, leurs visages sont marqués par des rides qu'aucun maquillage ne peut venir effacer. Des visages témoins d'un temps compté, d'une mort qui approche et de la maladie qui rôde. Ce sont aussi les visages de deux acteurs qui ont incarné, chacun à leur manière, la souffrance et le rapport à la mort : Trintignant, dont on sait à quel point la question est devenue centrale dans sa vie depuis dix ans, et Emmanuelle Riva, celle qui «n'avait rien vu à Hiroshima», celle qui mourait sur les barbelés du camp de concentration nazi dans le Kapo de Pontecorvo.
D'évidence, Haneke a construit ses personnages avec ce passé mais aussi avec le présent de leurs interprètes, au point que l'on ne sait plus parfois si on regarde l'acteur ou son alter ego de fiction. C'est moins flagrant pour Riva, le rôle la poussant vers une composition au demeurant impressionnante, que pour Trintignant : sa façon de se déplacer avec difficulté dans les couloirs de l'appartement est une autre manière pour Haneke de filmer la mort au travail.
Franchise et lucidité
Car c'est bien cela, le centre du film, à défaut d'être son sujet : la lente dégradation physique d'un être aimé qui a fait promettre à son époux de l'accompagner jusqu'au bout, refusant de mourir anonymement dans un hôpital. Anne, frappée par une première attaque, en sort paralysée du côté droit. Ayant encore toutes ses capacités intellectuelles, elle sait ce qui va arriver ensuite et l'envisage ouvertement avec Georges.
C'est sans doute ce qu'il y a de plus beau dans Amour : qu'est-ce qui définit la solidité d'un couple ? Pour Haneke, c'est la franchise absolue, une capacité à ne jamais refuser la lucidité sur soi et sur les autres, à pouvoir tout se dire. Georges et Anne se parlent à cœur ouvert : dans une séquence magnifique, il lui raconte une anecdote de son enfance, un souvenir de cantine dans une colonie de vacances. À son écoute, Anne s'apaise, comme si la vie de son mari lui rendait un peu de force et de dignité. Trintignant accompagne son récit d'une caresse sur la main de Riva d'une infinie tendresse : l'amour est alors à la fois immatériel et totalement concret.
Le double inversé de cette scène, c'est celle où Georges relate un enterrement pathétique à Anne. Le ton est à la fois glacial et pince-sans-rire, le récit rend tout le grotesque de la cérémonie : on a envie de rire — car il y a contre toute attente pas mal d'humour dans Amour — mais c'est aussi un instant d'une douleur inouïe ; oui, après la mort, tout devient dérisoire, absurde, monstrueux pour ceux qui restent. En une scène, Haneke règle la question de l'après et fixe un cap moral à ses personnages mais aussi à lui-même : filmer la déchéance sans s'y complaire, chercher le pathétique sans sombrer dans le pathos.
Il y aura donc toujours de la beauté dans la laideur, de la drôlerie dans le tragique. À un instant de violence succède une série de tableaux, paysages sereins filmés plein cadre durant une longue minute ; on essaie de chanter tant bien que mal Sur le pont d'Avignon, et les mots disloqués de la comptine deviennent une autre forme de musique ; on badine autour de l'horoscope, avant de sombrer dans un cauchemar terrifiant.
Portrait de l'artiste en vieil homme sentimental
«Tout cela ne mérite pas d'être montré» dit Georges à sa fille, lui refusant l'accès à la chambre d'Anne, devenue aphasique et incohérente. Puis il regrette et la laisse entrer. Face à cette situation à laquelle il n'était pas préparé, Georges, qu'on devine maniaque du contrôle, tâtonne, se trompe, s'excuse, fait de son mieux.
Ce qui est beau, c'est qu'Haneke, malgré la souveraine maîtrise qu'il applique à son film comme à tous ses précédents, semble lui aussi parfois prendre de mauvaises pistes : Amour tire ainsi sa noblesse de ses défauts, comme la diction un peu trop "Nouvelle Vague" de Riva au début, la prestation d'acteur assez gauche d'Alexandre Tharaud, ou cette pincée de cruauté qu'Haneke lance sur la fille du couple, Isabelle Huppert, bourgeoise matérialiste et égoïste, personnage antipathique qui finit seule avec sa mauvaise conscience. Car ce à quoi l'on assiste tout du long, c'est justement le moment où un cinéaste longtemps hautain, moralisateur et accusateur, baisse la garde et accepte de se mettre en jeu dans son film.
S'il proclame «Je ne suis pas mon personnage», on ne peut s'empêcher de voir en Georges un autoportrait à peine déguisé de l'artiste en vieil homme face à ses sentiments. Ce portrait-là, Anne le résume en deux phrases : «Tu es un monstre parfois. Mais tu es gentil.» Juste avant, elle ironisait sur son accès de sentimentalisme : «Tu ne vas pas écorner ton image dans tes vieux jours.» On a l'impression qu'Haneke se parle à lui-même, qu'il rit de sa propre inconscience : faire un film d'amour, lui le cinéaste qui a le mieux su filmer la haine du monde, de soi et des autres, est-ce bien raisonnable ? Dans cette séquence, c'est comme si Michael Haneke était à la fois le pasteur et son fils dans Le Ruban blanc : celui qui témoigne gratuitement de son affection et celui qui refuse ce don, ou plutôt qui s'interdit de l'accepter.
Dans Amour, par deux fois, un pigeon entre dans l'appartement. Il s'agit de le faire sortir, puis de le capturer avec une couverture. La tension est réelle : que va-t-on faire de cet oiseau-là ? Le libérer ou le tuer ? La réponse, lorsqu'elle apparaît, est évidente pour le personnage. Mais elle dit tout le chemin parcouru par Haneke depuis sa trilogie de la glaciation émotionnelle. On peut maintenant, sans risque, le qualifier de géant du cinéma mondial.