Jusqu'alors peu connu du grand public, le journal alternatif Fakir s'offre un splendide coup de pub en divulguant son opération de flibuste victorieuse contre la deuxième fortune française, Bernard Arnault. De l'extorsion de fonds ? Non point : de justes représailles...
Le patron de Fakir, François Ruffin, doit jubiler du bon tour qu'il joue à l'inflexible capitaine d'industrie, aussi jaloux de ses profits que de sa discrétion. Car avec son documentaire branquignolesque, tenant plus du carnet de notes potaches filmé que de l'investigation orthodoxe, non seulement il dresse un bilan de “l'action bienfaisante” du brillant milliardaire au sein des filatures de Nord-Picardie, mais surtout il donne des visages et des noms à ses victimes directes : les Klur, une famille d'ouvriers déclassés, promis à une misère noire.
Puisqu'Arnault a fabriqué sa fortune en pratiquant de-ci de-là des entorses à la vérité — prétendant que sa marque Kenzo fabriquait en France alors que les usines étaient délocalisées en Pologne, par exemple — et de grosses fractures à l'éthique (si ce n'est pas amoral d'entasser autant de fric par pure avidité, en laissant crever toute une région...), Ruffin use de ruses pour lui faire restituer une partie de son butin. Ses armes principales étant la menace de bruit médiatique et son air de crétin inoffensif, parfait pour tourner en ridicule un hyper-patron.
Comment se payer sur la bête
Avec son allure d'étudiant attardé, promenant son équanimité et sa fausse ingénuité des usines sinistrées aux coulisses des AG du groupe de Bernard Arnault, Ruffin n'est pas sans rappeler le documentariste Pierre Carles (Pas vu, pas pris). Il possède la même dérision pince-sans-rire, une obstination comparable et cette incomparable faculté de piéger ses interlocuteurs — lesquels, aveuglés par leur cynisme et leur suffisance, ne voient en lui qu'une mouche du coche, voire un ahuri de seconde zone.
Or si Ruffin fait l'âne, c'est pour avoir du son. Et il en obtient suffisamment pour nourrir une étable : sous nos yeux se dévoilent les membres de la garde rapprochée du nabab, issus des cercles politiques en exercice ou des services spéciaux à la retraite. Ils se prennent pour de grands fauves ; ils seront piégés aussi aisément que des souris. Pour rester dans la métaphore animalière, Merci Patron ! évoque la fable du Corbeau et du Renard, où le volatile se pensant intouchable se fait stupidement avoir par la flatterie — donc, par la parole. Ici, les mots sont plus durs que doux, mais le résultat est le même : le vautour finit par lâcher son fromage. Sans perdre beaucoup de plumes... VR
Merci Patron ! de François Ruffin (Fr, 1h24) documentaire