Des retrouvailles affectives en (fausses) dents de scie entre un père et sa fille, la réalisatrice allemande Maren Ade tire une grande fresque pudique mêlant truculence, tendresse et transgression sur fond de capitalisme sournois. Deux beaux portraits, tout simplement.
Pas de chance pour Maren Ade, nouvelle victime de la loi du conclave : encensée par les festivaliers de Cannes, elle en est repartie Gros-Jean comme devant, boudée par le palmarès. Pourtant, son film avait de très solides arguments artistiques et moraux pour décrocher ne serait-ce qu'un accessit. Son éviction pose question, conduisant à réfléchir sur les goûts normés et une forme (inconsciente) de ségrégation : l'histoire entre le père et la fille a sans doute ému le bon jury, mais ce dernier a peut-être été surpris par des protagonistes et un traitement inhabituels pour pareil sujet.
Car Ade dépeint la réalité crue et misérable d'une classe prétendument supérieure totalement dépourvue de glamour, d'attaches, de substance, et use pour ce faire d'une esthétique comparable à celle prisée par les apôtres du cinéma social. Elle renvoie l'image de la médiocrité pathétique et ordinaire des tenants de la société de la performance — ces gens qui, suivant la même ligne éthique, survalorisent le beau, éliminent le faible, traquent la dépense inutile, délocalisent...
Mon père, ce golem
Toni Erdmann est un film anar ; quant au personnage portant ce nom — l'invention d'un père pitre-né pour récupérer au cœur de la Roumanie sa fille, égarée dans le monde de la finance —, il a tout de l'ancien fou des cours royales. Trublion sans gêne se coiffant d'une perruque ridicule et d'un dentier d'opérette, comme un clown chausserait son nez rouge postiche, il compose son double pour effectuer ses interventions publiques. Sous des dehors perturbateurs, il agit en fait en régulateur, ouvrant les yeux de sa fille aux choses essentielles, qui tranchent avec ces lieux impersonnels (centres commerciaux, chambres d'hôtels, ambassades, appartements de fonction, salles de réunions, limousines...) aseptisés qu'elle arpente, où le beige-taupe le dispute au gris.
Incarnation de la maladresse, de l'excès généreux et de la spontanéité joyeuse, ce Monsieur Erdmann à l'opposé de l'Ordnung allemand porte bien son nom — littéralement, “homme de la terre”, parfait pour un golem ou un post-soixante-huitard désinhibé. Il est bien cet être impayable et à la richesse de cœur sans limite ; cette exception désintéressée dans un monde gouverné par les cartes de crédit.
Toni Erdmann de Maren Ade (All, 2h42) avec Peter Simonischek, Sandra Hüller, Michael Wittenborn...