Quelques mois après sa rétrospective à Paris, la photographe Valérie Jouve présente une exposition inédite au Bleu du Ciel. Ses images singulières et "musicales" invitent à la rencontre avec l'autre : autre sujet, autre lieu, autre vie.Jean-Emmanuel Denave
Dans la grande salle du Bleu du Ciel, Valérie Jouve surprend d'emblée le visiteur par un accrochage osé et déjouant les attentes. De grands tirages sont directement collés sur les cimaises. Des "images-fenêtres" s'ouvrent sur d'autres "images-fenêtres" ; d'autres se superposent et l'on passe, sans transition, de grands à de très petits formats. La présence de la matière n'a jamais été aussi frappante dans les images de l'artiste : un grand mur lépreux happe littéralement le regard, des troncs d'arbres imposent leurs masses compactes et énigmatiques, une épaisse fumée blanche s'échappe sur la partie gauche d'un tirage...
L'espace d'exposition est ainsi fortement texturé, mobilisant notre sensibilité. Sa géométrie a été comme reconfigurée en une sorte de kaléidoscope d'images qui se font écho, se frottent l'une à l'autre par contraste ou rupture soudaine de continuité... « Rien n'est figé dans mon travail et dans mes accrochages, nous confie Valérie Jouve. J'ai peur des images figées. Pour moi ce sont toujours des fenêtres ouvertes, polysémiques ».
En dépit de sa formation initiale en sciences humaines, l'artiste évite d'assigner à ses images des significations (sociologiques, géographiques, historiques...) précises. Elle s'intéresse à l'être humain et à ses lieux d'existence (les villes au premier chef) en insistant davantage sur notre rapport matériel et concret aux choses et aux lieux, sur la poésie de l'être au monde, sur les relations entre substances vivantes : entre un arbre et un corps humain, entre des branchages et leurs reflets glacés sur une façade moderniste, entre la tristesse d'un îlot d'habitations identiques et le joyeux désordre des villes du Sud...
Singularités
« L'empathie peut-elle se traduire en photographie ? » se demandait Valérie Jouve dans un entretien datant de 2009. La question reste posée, au Bleu du Ciel. La réponse de la photographe passe forcément par une torsion de l'idée de photographie comme on l'entend, l'attend, trop souvent : illustrative, informative, contextualisée... L'artiste brise ces codes et cherche dans ses images des « tonalités, une sonorité, presque comme dans une composition musicale. Pour cette exposition au Bleu du Ciel, j'ai pensé par exemple au son sourd du violoncelle, à quelque chose de plus rentré, de moins brillant. »
En effet, les couleurs et les lumières de ses images sont comme assourdies, leurs présences se faisant plus opaques et mystérieuses. La photographie, ici, n'éclaire ni ne rend transparents ses motifs, mais restitue aux singularités (individus, lieux, arbres, objets) leur essentielle opacité.
« Supposez, écrivait le philosophe Henri Maldiney, quelqu'un qui ne vous soit pas radicalement autre, qui vous soit entièrement transparent, constitué en quelque sorte de vos propres rayons de monde... Vous ne pourriez l'aimer ni le haïr parce que, faute de résistance et d'opacité, vous le traverseriez sans rencontrer personne : il ne serait pas. » Valérie Jouve nous montre ce qui inquiète, ce qui résiste au regard, ce qui résiste aux identifications, aux lumières trop crues des significations trop univoques. Ses personnages regardent dans leur for intérieur ou élèvent les yeux vers un hors-champ invisible, leurs corps résonnent avec l'épaisseur muette de la roche ou des arbres. Ses cadrages isolent des blocs de pure présence, son art du montage redéploie encore des "entre-deux" qui démultiplient les possibilités du sens et des sensations.
Dialogues
Si, dans cette exposition, Valérie Jouve se préoccupe toujours de l'espace urbain, la présence humaine s'y raréfie quelque peu et la nature s'y avère, à l'inverse, plus visible. L'une des questions posée par Valérie Jouve dans cette exposition se focalise sur l'opposition entre « les lieux qu'on habite et les lieux qu'on gère ». Soit une opposition entre des architectures construites hors-sol en fonction de calculs de rentabilité et d'efficacité, et d'autres plus vivantes par leurs relations concrètes au paysage, au sol qui les accueille.
Beaucoup d'images ont été prises en Palestine, mais cette opposition ne saurait être réduite trop simplement entre constructions coloniales et villes arabes anciennes enracinées dans une géographie et une histoire. Valérie Jouve ne précise pas le lieu de prise de vue et insiste sur le fait que ces problématiques se retrouvent ailleurs, en France par exemple.
Quand une ville est "gérée", elle semble alors plaquée, monolithique, homogène. Il lui manque ces interstices, ce désordre qui ouvre à l'imaginaire, ces lignes un peu dégingandées et irrégulières qui sont autant de lignes de fuite. La native de Saint-Étienne, dans son regard sur la ville comme sur les relations humaines ou la création artistique, ne cesse d'ouvrir des écarts et des dialogues sensibles. « Dans tous mes actes, dit-elle, j'aime questionner le sens par des dialogues entre les corps, entre un corps humain et un bloc bâti, entre une image et une autre, entre le corps du spectateur et le corps photographique. Cet entre-deux instable refuse l'affirmation, l'état de fait définitif. »
Valérie Jouve
Au Bleu du Ciel jusqu'au 26 mars