Avec "Mort d'un commis voyageur", Claudia Stavisky semble avoir trouvé la matière pour synthétiser tout ce qu'elle a expérimenté jusqu'ici au théâtre. De facture classique et sans fioriture, sa mise en scène va à l'essentiel : un texte déchirant et des acteurs au centre du jeu. Nadja Pobel
Quand des structures métalliques planes traçant les contours des pièces d'un appartement descendent des cintres, la patte Stavisky est là, tissant un fil évident avec ses précédents spectacles (Une nuit arabe et Le Dragon d'or). Ce qu'elle construisait à la verticale est désormais un aplat grâce à son scénographe Alexandre de Dardel.
En évitant le décor de carton-pâte (à l'exception des scènes, trop impersonnelles, se jouant dans un restaurant) et en rendant transparent son plateau, elle laisse ainsi s'installer pleinement des personnages qui peuvent jouer la simultanéité de leur vie présente et leurs errances d'hier. Claudia Stavisky avait déjà travaillé avec un plateau vide (Lorenzaccio) ou avec le synchronisme (le diptyque de Schimmelpfennig) ; elle avait aussi déjà brisé dans La Femme d'avant en 2006 le rapport scène-salle de manière très cinématographique.
Les personnages, accablés par leur vie trop lourde à porter, oublient parfois de jouer face au public, mais le spectateur ne perd pas leur trace, comme si une caméra prenait le relais de notre regard — guidé en fait par la lumière de Franck Thévenon. Ici, Willy Loman, représentant commercial ambulant, vient de perdre son emploi. Ses fils ne sont pas à la hauteur de ses attentes et sa vie se rétrécit dans une ville, New York, qui paradoxalement ne cesse de s'agrandir mais où il étouffe. Claudia Stavisky traque sa douleur dans son corps pantelant.
Être quelqu'un
Sans faire un vaste exposé sur le monde post-crise de 1929, Arthur Miller ausculte en 1949 avec cette grande œuvre les petites et grandes désillusions d'un monde qui s'effrite en scannant une famille américaine moyenne. L'emprunt les gangrène, vendre est l'unique horizon (ce propos fait aujourd'hui la force du théâtre de Joël Pommerat) et leur rêve est d'«un jour posséder une chose avant qu'elle ne soit foutue».
Ce texte, plus sombre qu'Arthur Miller ne le considérait, pourrait être d'une criante actualité. Il est en fait intemporel et les petites touches d'actualisation que lui confère Claudia Stavisky dans sa traduction sont un brin superflues même si elles reflètent le langage populaire des alentours de Brooklyn.
Car rien n'est plus fort que lorsqu'elle accorde une totale confiance à ses comédiens : les fils ont une complicité que leurs franches engueulades n'altèrent pas, François Marthouret se désagrège pendant qu'Hélène Alexandridis, en amoureuse aveugle et totale, est plus que poignante lorsqu'elle explique à ses enfants à quel point son petit mari VRP est aussi un grand homme dévoué à sa famille. L'homme n'est rien de plus que ce qu'il est ; la mise en scène de Claudia Stavisky aussi.
Et cette modestie est largement suffisante pour attraper le spectateur et l'émouvoir. «Tu veux pas les brûler tous ces rêves bidons avant qu'il arrive une catastrophe ?» lance le fils Biff à son père. Et si c'était là le principal ? Remettre l'humain au centre du monde et l'acteur au centre du plateau.
Mort d'un commis voyageur
Aux Célestins jusqu'au 31 octobre