La Meute, à peine quatre ans, produit ce qui se fait de plus remuant, de plus séduisant et de plus pertinent en matière de théâtre sur nos scènes locales. Après avoir malaxé Dostoïevski, voilà que ses membres triturent "Belgrade" d'Angelica Liddell et y adjoignent leurs émotions, eux qui sont nés sur les cendres de la guerre des Balkans. Attention, déflagration !Nadja Pobel
À l'heure du rendez-vous, ils arrivent... en meute ! Avant même d'entamer la conversation, voici la démonstration que les membres de cette compagnie ne travaillent pas en collectif par suivisme (en théâtre, ce terme s'emploie autant à tort qu'à travers) mais par nécessité. Parce que c'est ensemble qu'ils conçoivent leurs créations - metteur en scène, acteurs, musiciens travaillent à la même table - et que tout se mêle, disent-ils en chœur, leur vie comme leur travail, le privé et le public. Pourtant, de toute évidence, leurs pièces sont loin d'être de petits baratins nombrilistes entre amis. Il s'agit plutôt d'embrasser le monde avec une vigueur que bien des troupes peuvent leur envier.
Ils disent avoir rêvé ensemble de ce qu'allaient être leurs vies et être nés au théâtre en même temps qu'ils s'attachaient les uns aux autres. Ils sont passés qui par l'ENSATT, qui par l'école de musique de Villeurbanne, et se sont liés au Conservatoire de Lyon où, déjà, dans leur travail de fin d'étude (Les Foudroyés en 2010, d'après La Divine Comédie de Dante), se croisaient Joyce, Aragon, Handke, Boulgakov, Céline ou Goethe et la musique originale de Jean-Baptiste Cognet, balançant «toute (leur) bibliothèque sur le plateau» selon les mots de Thierry Jolivet. «C'était un bouillon fiévreux et bancal de ce qui allait advenir». Le spectacle sortira des murs de l'école pour être joué au Théâtre de l'Elysée, où le collectif présentera plusieurs de ses spectacles, dont Karamazov et Les Carnets du sous-sols, où l'on retrouve cet amour de la profusion, des machines ambitieuses, du temps qui s'étire (leurs spectacles font souvent deux heures) et où, malgré la dureté des situations empruntées à Dostoïevski, reste le «désir d'échapper à la tristesse», de ne pas se contenter de faire un pauvre seul-en-scène avant d'avoir les moyens de faire mieux.
Ni Dieu ni maître
Chez La Meute, la langue reste toutefois une composante fondamentale. Tout est extrêmement écrit et réécrit, avec un goût certain du lyrisme et de la poésie. Les classiques comme les contemporains sont une matière, à laquelle ils agrègent d'autres lectures (Musset, Nietzsche, Cioran... dans Belgrade) voire leur propre prose. Pourquoi ne pas garder le texte brut et originel ? «Par souci de raconter quelque chose de plus précis encore» répond le comédien Clément Bondu. Le collectif ne se contente pas de reprendre une œuvre, il se l'approprie. «Nous avons l'ambition de proposer une écriture au sens large» complète Thierry Jolivet, ajoutant que «l'idée est de faire œuvre, de prendre ses responsabilités artistiques». Dans une époque où ce courage-là fait souvent défaut, ce n'est pas rien.
La question du répertoire ne les intéresse d'ailleurs pas. Ce qui anime La Meute, c'est de construire «une communauté de pensée, éphémère». Mieux : «une rêverie commune». C'est qu'au théâtre, «j'ai régulièrement envie de mourir» confie Clément Bondu. «Le théâtre ne raconte plus que le théâtre au lieu de raconter le monde» constate t-il, lui qui se nourrit plus de musique et de littérature que d'art dramatique, «plus de Joy Division que de Strehler». Pourtant, nul mépris à l'égard de cette discipline, mais une mise au point : «aujourd'hui, le jeune théâtre français est plus vieux que l'ancien (Chéreau, Vitez...) dont on n'a jamais vu les pièces, faute d'avoir été en âge de le faire, et à peine des captations». Julie Recoing, comédienne dans Belgrade, précise : «Strehler et les autres ont été à l'origine d'aventures novatrices» mais, poursuit Jolivet, «ce n'est pas en les imitant qu'on leur rendra hommage». Logiquement, Vincent Macaigne, Sylvain Creuzevault (du collectif d'Ores et Déjà), les Chiens de Navarre, les Allemands Castorff et Ostermeier ou l'Argentin Enrique Diaz les rassurent. Ils ne cherchent pour autant pas à les copier et ne les vénérent pas non plus. Simplement ces artistes-là, comme eux, trempent dans une interdisciplinarité qui ne se nomme pas tant elle est leur essence.
C'est extra
Et voilà que pour évoquer leur dernière création, Belgrade, il est question de Léo Ferré, de Thomas Bernhardt, de Roberto Bolaño, de Limonov et du livre d'Emmanuel Carrère. Tous ont en commun ce sens du cri, que La Meute a transformé sur scène avec une maîtrise sidérante. Au jour des obsèques de Milosevic, entre chuchotements, larmes et rage, des témoins de cette guerre (apparatchik, reporter de guerre, croque-mort...) y disent ce qu'a été pour eux ce séisme du XXe siècle européen finissant. C'est aussi pour La Meute une façon de prendre la parole, presque dangereusement – cette histoire n'est pas qu'à eux, et d'affirmer que leur génération ne peut se départir d'être née avec la chute du Mur de Berlin et ce conflit-là, que ces événements leur ont fait prendre leur place dans ce monde dont le collectif aime à dire qu'il lui appartient en propre. Belgrade est un spectacle à la hauteur de l'ambition que Thierry Jolivet et ses acolytes y ont placé : un des plus marquants qui nous ait été donné de voir ces dernières années.
Belgrade
Au Théâtre Jean Vilar hors les murs (salle polyvalente) de Bourgoin-Jallieu, mardi 25 et mercredi 26 février
Karamazov
Au centre Charlie Chaplin de Vaulx-en-Velin, jeudi 10 et vendredi 11 avril