À force d'ausculter le travail, les rapports de hiérarchie et les questions de libre arbitre, il fallait bien qu'un jour Joël Pommerat ose affronter les prémices de la liberté et de l'égalité des droits. En 4h30, il revient aux origines de la Révolution française avec "Ça ira". Et c'est un exceptionnel moment de théâtre. Nadja Pobel
«Il n'y a pas de point de vue» reprochent à Ça ira les rares qui osent critiquer aujourd'hui Joël Pommerat, devenu en quinze ans une figure absolument singulière et, pour tout dire, monumentale du théâtre français actuel, de surcroît plébiscitée par les spectateurs partout sur le territoire. À Nanterre, où il est artiste associé, il a affiché complet durant tout novembre et les malchanceux dont la représentation tombait sur les deux jours d'annulation post-attentats ont dû jouer sévèrement des coudes pour rattraper au vol des billets sur Le Bon Coin.
Cette supposée absence de point de vue – aucun personnage n'étant désigné comme bon ou mauvais – est en fait la preuve qu'il y en a une multitude. Tout le monde s'exprime au cours de cet épisode de l'Histoire dont le choix constitue en lui-même un acte politique fort, comme Pommerat en signe depuis ses débuts. Comme il le précise souvent, «il ne s'agit pas d'une pièce politique mais dont le sujet est la politique», soit la vie de la cité, selon l'étymologie du mot. Plutôt que de proposer un manifeste, Pommerat amène à mieux comprendre la naissance de la Révolution et même, puisqu'il n'est pas conférencier ou chercheur mais homme de théâtre, à la ressentir.
Pour cela, il a précisément misé sur le langage, les débats. Donné la parole aux petits et aux grands : au Tiers-État beaucoup, à la noblesse, au clergé ainsi qu'au roi, en se souciant de faire apparaître toutes les contradictions des uns et des autres. Le souverain est en proie à une peine personnelle ? Joël Pommerat autorise son comédien, et donc le spectateur, à être en empathie avec lui. La députée Lefranc, prônant «quelque chose d'illégal mais juste», parle des morts comme de «quelques dérapages» ? On peut considérer que, malgré le combat indéniablement progressiste qu'elle mène, ces paroles-là sont répréhensibles. Le manichéisme est l'ennemi de l'intelligence, et de cette dernière, Pommerat a à revendre.
Décap(it)é
Un an ou deux avant que n'éclate ladite Révolution, la révolte gronde, le royaume tangue. Le chef de l'État s'adresse à ses administrés, l'air grave, sur le thème "notre pays traverse une grave crise, nous devons tous contribuer à l'effort commun". Ce pourrait être François Hollande, mais c'est un certain Louis (jamais affublé de son nombre XVI). Il vient de déclencher les foudres des privilégiés, appelés à s'acquitter d'un impôt désormais simplifié. Le bras de fer qui s'amorce entre la royauté et ceux qui profitaient de ses largesses est embryonnaire et annonciateur des États généraux.
Ces dialogues, ces engueulades, ces joutes, matière même de Ça ira, sont à la fois infiniment sérieux – chacun des personnages étant totalement engagé dans son combat –et très drôles – car la lutte pour l'égalité n'a pas été menée sans injures, piques oratoires et bêtises à même de déclencher le rire. Et c'est heureux. Dispersé entre le plateau et la salle, les comédiens vont et viennent entre le perchoir de leur Assemblée, qui devient nationale sous nos yeux dans une séquence poignante, et les travées de celle-ci. Sans interpeller le public, Pommerat en fait la masse des députés, construisant une unité très forte entre scène et salle.
Il investit même l'arrière-plateau, d'où émanent des fumigènes et des bruits d'émeutes. La Révolution est partout. Jamais nommées, la prise de la Bastille, ici annoncée par l'assassinat et la décapitation du directeur de la prison centrale, et surtout la Nuit du 4 août, prennent aux tripes. Il faut voir le Premier ministre s'affairer, survolté, allant et venant entre les appartements du roi (à vue) et une Assemblée (hors champs) pour annoncer une à une les lois votées et les privilèges abolis en même temps que la reine s'insurge et que Louis pâlit.
Le discours d'un roi
Pour aboutir à tant de justesse, la langue, travaillée à partir de nombreuses archives, a été malaxée au cours d'innombrables improvisations. Joël Pommerat a par ailleurs le talent d'avoir su fidéliser une troupe qui donne chaque fois le meilleur d'elle-même. C'est peut-être déjà là un premier acte politique, avant même celui de faire revivre la Révolution : croire en l'acte collectif du théâtre, poussé ici à sa quintessence.
Rien de ce qui fait sa patte n'a été oublié. Dès la scène inaugurale, la lumière du scénographe Eric Soyer éclate. L'espace est un "espace Pommerat", même si les fondus au noir ne sont plus systématiques, alternant même avec des changements à vue. Le décor est toujours réduit à son minimum – chez lui, nul besoin de décorum pour signifier Versailles ou les allées du Louvre. Quant aux comédiens, qui se prêtent tous à un marathon sidérant, ils savent en une fraction de seconde passer d'un costume à l'autre sans perdre en crédibilité. Bref, tout concorde pour rendre palpable cet indéfinissable moment de bascule de l'Histoire.
Et s'il dure 4h30 (avec deux pauses de dix minutes), c'est que Pommerat ne regarde pas l'événement du point de vue de ce qu'il nous a légué, mais de la façon dont il s'est façonné. À cette aune, les débats des comités de quartiers sur la qualité de l'air (déjà !) ou les taxes des confiseurs sont aussi constitutifs de la Révolution que la préfiguration du préambule de la Constitution, la Déclaration des droits des hommes (sic), qui doit permettre de dessiner l'avenir pour demain, «après-demain et après-après-demain», et tant pis si elle ne répond pas immédiatement aux attentes de ceux qui sont dans la rue.
Il y a en fait dans ce spectacle tout ce qui caractérise une démocratie aujourd'hui : les court-termistes et les visionnaires, les peureux et les courageux, et déjà cet écart entre le peuple et ses représentants, alors que l'Assemblée nationale a encore l'odeur des jouets neufs. Homéopathiquement distillés, les parallèles avec l'époque actuelle sont matérialisés par des selfies en toc, mais aussi par "nos" migrants, "notre" financiarisation de la vie publique, écho permanent laissant parfois croire que la Révolution repassera peut-être les plats, le monde d'apparats d'autrefois n'étant ni plus ni moins enviable que celui d'aujourd'hui.
Changements à vue
À mille lieues du théâtre forum et tribunicien d'Ariane Mnouchkine (1789 et 1793) et des fanfreluches fatalement dépassées de Robert Hossein, Pommerat se révèle une fois de plus viscéralement contemporain, évitant au passage l'écueil du théâtre documentaire. Avec ce geste ample, il fait même oublier le très vivace Notre terreur de Sylvain Creuzevault.
Par ailleurs, il parvient par instants à faire exister puissamment la sphère privée, cet art de l'intime qu'il maîtrise à la perfection et qui a fait le sel de tant de ses précédents spectacles (Les Marchands, Je tremble, Ma chambre froide, La Réunification des deux Corées). Sur la voix d'Arno reprenant Brel, Louis redevient un enfant face à son épouse inflexible et offre l'image d'un pouvoir réagissant à l'affect. Tout cet équilibre, aussi fort soit le désir de démocratie, peut vaciller. «Naître libres et égaux» ? – «Et puis quoi encore ?» s'envoie-t-on au visage. Bon peuple, mauvais peuple ? Bonne ou mauvaise violence ? Dictature de la monarchie ou dictature populaire ? Se battre pour le droit au bonheur et en faire autre chose qu'une utopie : une réalité politique. C'est cet élan époustouflant qui prend vie ici, puis s'arrête avant que le roi ne se raidisse pour de bon.
Une deuxième partie de Ça ira est annoncée, dès que les acteurs auront repris leur souffle. Au regard de la vitalité hors norme de ce premier volet – le célébrissime tube 80s The Final Countdown n'a jamais eu une telle résonance, c'est dire – on ne peut que s'en réjouir.
Ça ira (1) Fin de Louis
Au TNP jusqu'au 28 janvier