Street art / De Saint-Étienne au Chili en passant par le Canada ou la Norvège, depuis déjà dix ans le singulier duo d'artistes vit avec appétit sa passion pour un street art décalé et poétique.
Le soleil d'hiver peine à se faire un chemin dans l'étroitesse de la rue Henri Gonnard. Ella et Pitr me reçoivent sur les flancs de la colline des Pères, entre Tardy et Beaubrun, dans l'atelier que la mairie de Saint-Étienne met à leur disposition dans l'aile gauche de l'ancienne école des Beaux-Arts. Il faut d'ailleurs traverser le local où travaillent les danseurs du crew stéphanois Melting Force pour déboucher dans une pièce blanche, plutôt haute de plafond, dans laquelle sont stockés de grands rouleaux de papier blanc, des pots de peinture noire, toute sorte d'outils dont une douzaine d'extincteurs réformés qui attendent d'être transformés en pulvérisateurs, un escabeau maculé de tâches, quelques CD empilés sur un vieux lecteur et, dans un petit réduit attenant, quelques carcasses de vélos en cours d'assemblage... Nous nous installons au centre d'un atelier étonnamment bien rangé. Le mercredi c'est le jour des enfants, journée OFF pour ce couple de parents atypiques. Début d'une discussion tous azimuts... Ils se sont rencontrés au hasard d'une rue voilà dix ans, collant des affiches chacun de leur côté. Depuis, leur chemin commun n'a cessé de s'enrichir d'expériences artistiques, avec une complicité sans faille mais aussi dans un renouvellement constant... Ella explique : « Depuis le début nous travaillons à quatre mains, c'est naturel et sans calcul, nous dessinons, peignons et collons ensemble ! »
Au jour le jour pour toujours
Avant de rencontrer son alter ego, Ella était venue à Saint-Étienne pour l'école de la Comédie. De son côté, Pitr a fait ses classes en tant qu'artisan platrier-peintre. « J'avais déjà derrière la tête une idée assez précise de ce que je voulais faire, je cherchais avant tout à me familiariser avec les outils, la peinture, les murs... » Aucun de nos deux artistes n'est en effet passé par une école d'art. Ella et Pitr ont construit ensemble leur style, leur univers, aisément reconnaissable dans le monde grouillant des artistes de street art. Leurs personnages dégagent une poésie teintée de nostalgie, avec une simplicité et une humanité qui les rendent à la fois intimes et universels. « Nous puisons notre inspiration dans les gens que l'on croise dans la rue, à Saint-Étienne ou ailleurs. » Sur les collages muraux comme sur les très grandes surfaces peintes, c'est ainsi toute une galerie de personnages intemporels qui prennent vie dans le geste graphique et coloré d'Ella et Pitr.
« On ne sait jamais ce que l'on fera dans six mois ou un an ! »
À la manière du mystérieux INVADER qui lentement colonise la planète avec ses mosaïques pixellisées (plus de 3500 collages dans 70 villes !), nos deux Stéphanois ont pris pour habitude de coller leurs stickers rouges un peu partout, ajoutant même leurs deux prénoms sur les interphones vierges des immeubles. Mais depuis trois ans, Ella et Pitr voient les choses en très très grand : parcourant la planète à la recherche de nouveaux lieux décalés, leurs colosses investissent toits d'immeubles et tarmacs d'aéroports désaffectés. En 2015, ils battaient le record du monde de la plus grande fresque extérieure sur des toits, avec une œuvre de vingt et un milles mètres carrés réalisée sur des hangars à Klepp, dans le sud de la Norvège. Le duo immortalise ces géants hors normes à l'aide d'un drone, dans des vidéos qui donnent le vertige. À la fin de l'Euro 2016, ils étaient les premiers à intervenir artistiquement sur un stade de football, investissant toute la superficie de la pelouse de Geoffroy-Guichard. Et dans le quartier de la gare de Châteaucreux, la mairie leur commandera une nouvelle œuvre afin de recouvrir le géant qui faisait polémique depuis un certain temps. « Nous ne sommes pas des fans de foot mais on a trouvé que l'arbitre était un acteur un peu à part dans le monde du ballon rond. Il est d'ailleurs allongé... » Pour ce genre d'exercice périlleux, Ella et Pitr utilise une nacelle pour étirer sur les murs des dizaines de litres de peinture. « C'est assez physique, c'est sûr, mais c'est vraiment notre truc. Les jours où l'on a rien à peindre, on ne se sent pas au top ! »
Attachés à Saint-Étienne
Le binôme envahit aussi le web de ses œuvres, sur leur site officiel, sur Facebook, Instagram, Flickr, Tumblr ou encore Vimeo : une façon plutôt maline de contourner le caractère a priori éphémère de leur production. L'attachement d'Ella et Pitr à la ville de Saint-Étienne demeure toujours aussi fort car c'est là que tout a commencé, là où leurs collages ont été tolérés, puis acceptés et finalement plébiscités. Il arrive que des commerces leur passent commande, comme par exemple la pharmacie de la place Anatole France. Et s'il a peut-être moins le temps de peinturlurer les rues de la cité, le couple continue de s'investir dans la vie culturelle locale et d'être visuellement présent d'une façon ou d'une autre, en signant par exemple de magnifiques anamorphoses pour la Comédie de Saint-Étienne, en marquant de leur empreinte presque chaque anniversaire du Fil en encore en participant à un clip de Dub Inc. « Ce sont des potes de lycée, explique Pitr. C'est pour cela que pour une fois on me voit sans Ella ! » Des projets ? Ella sourit et avoue : « On ne sait jamais ce que l'on fera dans six mois ou un an ! Nous exposerons à nouveau à la galerie Le Feuvre à Paris, du 11 mai au 10 juin. Et puis un livre est en préparation pour nos dix ans, un gros travail rétrospectif qui sortira chez Gallimard avant la fin de l'année. » Dont acte !
Repères :
1981 : naissance de Pitr à Saint-Étienne
1984 : naissance d'Ella à Châtenay-Malabry
2007 : rencontre et début de l'aventure
2010 : collage sur le M.U.R à Paris
2013 : parution de Renverse ta soupe aux éditions Jarjille
2013 : lancement du M.U.R stéphanois
2014 : sortie de Baiser d'encre, long métrage de Françoise Romand
2014 : exposition à l'Institut français de Santiago du Chili
2015 : record du monde avec la plus grande fresque extérieure en Norvège
2016 : réalisation d'une œuvre colossale sur la pelouse du stade Geoffroy-Guichard
2017 : nouvelle exposition à la galerie Le Feuvre à Paris