Portrait / Véritable légende vivante du hip-hop d'avant-garde, le new-yorkais El-P sera l'une des têtes d'affiches incontournables du festival ElectroChoc. DAMIEN GRIMBERT
Si ses chiffres de vente restent encore quasi confidentiels, El-P bénéficie en revanche d'une forme de reconnaissance dont il est quasiment le seul à pouvoir se vanter : le respect de l'intelligentsia musicale ET celle de ses pairs. En ces temps de scission fratricide entre mainstream et underground, l'exploit est de taille. C'est dire le travail herculéen accompli par ce MC / producteur de 32 ans, qui a réussi à emmener le hip-hop dans des territoires inexplorés de tous sans jamais se couper de la base, tout en s'imposant dans un même temps comme un modèle d'indépendance. Mais revenons au commencement. 1991, New York. Après s'être fait successivement expulser de deux lycées différents en 8 mois, le jeune Jaime Meline, 16 ans, fan de rap, et rétif à toute forme d'autorité, se lance dans une formation d'ingénieur du son et fait ses premiers pas dans le hip-hop. Deux ans plus tard, il sort aux côtés de son acolyte Mr Len son premier vinyl, sous le nom Company Flow.Premiers pasRapidement rejoint par un 3e passionné, Bigg Jus, le désormais trio enchaîne rapidement les maxis dans l'indépendance la plus complète, et attire l'attention avec un EP qui va poser les bases du style Company Flow, Funcrusher. Un son minimaliste, sombre et dépouillé, loin, très loin des standards de l'époque, sur lequel les MCs balancent des rimes froides et acérées à la collusion parfaite. Deux ans plus tard, fort d'un succès d'estime conséquent, le groupe signe un deal de distribution avec un label new-yorkais encore méconnu, Rawkus, qui va dans les années qui suivent s'imposer comme l'étendard de la nouvelle scène hip-hop indépendante avec des artistes comme Mos Def, Talib Kweli, ou Pharoahe Monch. 1997, donc, année de sortie du premier album officiel, Funcrusher Plus, un “classique instantané” comme on dit dans le milieu. Ambiances oppressantes, propos engagé, flow au scalpel, fortes influences SF (Philip K. Dick en tête)... Le groupe commence à percer en dehors du cercle fermé des fans du genre, et fait forte impression jusqu'au Japon, où il attire notamment l'attention du turntablist DJ Krush avec lequel le groupe collaborera ultérieurement. Deux années plus tard, Bigg Jus quitte (en bons termes) le groupe, qui se sépare quant à lui de Rawkus, peu convaincu par les nouvelles orientations du label. Un (magnifique) album instrumental plus tard, Little Johnny From The Hospital, et El-P s'attelle à la création de son propre label, Def Jux, qui va, au même titre que son fondateur, s'imposer comme une des références ultimes pour les amateurs d'un hip-hop différent, d'avant-garde...Nouvelle donneEn 2001, sort le premier album-phare du label, The Cold Vein, du duo Cannibal Ox, intégralement produit par El-P. Unanimement acclamé par la critique, il incite ce dernier à se lancer enfin dans l'aventure d'un solo qui sortira l'année suivante. Composé de 16 titres aux arrières goûts d'apocalypse, Fantastic Damage marque une nouvelle étape. Magma sonore chaotique aux relents industriels, soutenu par une armada de beats plombés sur lesquels El-P rappe avec une hargne sans concession, l'album n'est certes pas des plus “groovy”, mais dégage une vitalité incontestable et regorge d'ambiances hautement cinématographiques, derrière lesquelles plane toute l'amertume de l'Amérique post-11 septembre. Après ce coup de force, auquel il faut adjoindre le conséquent succès commercial de la nouvelle recrue du label, le talentueux producteur RJD2, commence l'heure des premières remises en question. Les nouvelles sorties du label se font moins convaincantes, l'innovation moins prégnante, et parallèlement, El-P commence à se lasser de l'étroitesse d'esprit d'un public de fans qui l'emprisonneraient volontiers dans une posture indé dont il a eu l'intelligence de ne jamais se réclamer. Bref, rien ne va plus. L'homme décide donc de prendre un peu de recul, part s'aérer, signe une parenthèse ouvertement jazz (l'album High Water, sorti sur le label Thirsty Ear), envoie chier les puristes en posant délibérément en photo avec l'exécré P. Diddy / Puff Daddy. Et revient en pleine forme en 2007 avec un excellent nouvel album, I'll sleep when you're dead.ConsécrationS'ouvrant sur un sample de Twin Peaks, et bénéficiant de l'apport discret mais bienvenu d'un conséquent nombre d'invités (outre ses acolytes de Def Jux, on retrouve ainsi des membres du combo rock Mars Volta, Chan Marshall alias Catpower, ou encore Trent Reznor de Nine Inch Nails), l'album est l'exemple même du renouvellement dans la continuité. Plus mélodique, un chouïa moins déstructuré, mais toujours aussi envoûtant, I'll sleep when you're dead reste fondamentalement hip-hop mais n'hésite pas à s'aventurer ailleurs, et laisse présager le meilleur pour sa transcription scénique. Si l'on ajoute à cela le fait qu'à l'exception de rares prestations parisiennes dans les années 90, El-P ne s'est quasiment jamais produit en France, on comprendra vite le caractère incontournable de son passage aux Abattoirs.Soirée hip-hop avec El-P, Death Comet Crew, et The John Venture le 7 avril aux Abattoirs de Bourgoin-Jallieu, dans le cadre du festival ElectroChocAlbum : “I'll sleep when you're dead“ (Definitive Jux) disponible à la vente