Obscurs objets du désir

parcours / Sous le judicieux prétexte des 40 ans de sa Palme d’Or, le cinéma Le Méliès projette “Blow Up” ainsi que Chronique d’un amour, le premier long métrage de Michelangelo Antonioni. L’occasion de revenir sur l’œuvre d’un cinéaste à part. François Cau

Après des prémices classiques (des études dans une école de cinéma et des rédactions de critiques de films), Michelangelo Antonioni démarre sa carrière professionnelle sur les chapeaux de roues. Un scénario pour Roberto Rosselini (Un pilote revient), et un poste d’assistant réalisateur sur Les Visiteurs du soir de Marcel Carné en 1942, deux expériences clé qui lui donneront le goût de sauter le pas dès l’année suivante. Il enchaîne dès lors les mises en scène de courts métrages et de documentaires. Les expérimentations de son premier long, Chronique d’un amour, seront poursuivies avec plus ou moins de panache dans les films suivants de son anonyme et prime période italienne. Il lui faudra attendre la sélection cannoise de L’Avventura pour que son aura rayonne à l’international. Le film est accueilli froidement dans le cirque tristement usuel du Palais des Festivals : l’audience ne supporte pas les innovations narratives, notamment l’absence d’explication sur la disparition du personnage campé par la grande Léa Massari. Mais même au sein de l’effervescence cannoise, le cinéma a droit de cité : un collectif improvisé de réalisateurs et de critiques soutient le film, via un manifeste plaidant sa juste cause ; un coup de pouce amenant le jury à faire abstraction des huées pour récompenser le film de son Prix Spécial.MusesÀ contre-courant du néo-réalisme, omniprésent dans le cinéma italien de son temps, Antonioni narre dans L’Avventura une romance emprisonnée dans de troubles décors naturels. Il filme Monica Vitti (son épouse / muse d’alors) avec une passion tangible, la transforme en catalyseur de cette éternelle quête du féminin, idéalisé à travers son immédiate sensualité. Fort de cette reconnaissance artistique inespérée, le réalisateur radicalise l’approche de son médium dans les films à venir, s’approchant de son but ultime, ressassé comme un mantra obsédant, revenant dans toutes ses interviews de l’époque : que le cinéma soit «égal à la littérature». La vision éthérée de l’amour impossible deviendra dès lors son obsession thématique, et centralisera les gimmicks esthétiques de ses œuvres (incommunicabilité, langueurs signifiantes, quelques touches de néo-réalisme éparses pour servir le propos). La nuit (1961) nous dévoile la romance détruite du couple huppé campé par Jeanne Moreau et Marcello Mastroianni en un redoutable jeu de miroirs. Un climat dépressif au possible, conclu par la superbe voix de Billie Holiday (à la fin de La Vie de Brian, les Monty Python vous conseillent d’ailleurs, avec leur grandiose ironie, de vous mater La nuit si le film vous a plu…). Dans L’éclipse (1962), Alain Delon et Monica Vitti se séduisent dans une atmosphère encore plus désincarnée, l’irréalisme finit par gangréner le métrage jusqu’à son équivoque conclusion.Profondo Rosso Après avoir bouclé cette singulière trilogie, Michelangelo Antonioni s’attaque à un défi de taille, et s’apprête à délivrer l’un de ses plus grands classiques. Avec Le Désert Rouge (1964), le cinéaste réalise son premier film en couleurs et livre une nouvelle fois sa muse aux affres d’une solitude aliénante. Le cadre est particulièrement propice au mal-être : le climat pluvieux rivalise d’oppression avec la décrépitude ambiante (pollution, omniprésence de la maladie sous toutes ses formes). Le réalisateur charge le trait esthétique, enferme son instable personnage principal dans un univers saturé de couleurs agressives, lui octroie une séquence de rêverie dont la faculté réparatrice ne durera qu’un temps. Le désespoir n’aura jamais été aussi vibrant que dans ce film au malaise dévastateur. Deux ans plus tard, le succès public et critique de Blow Up (voir encadré) ouvre tout naturellement les portes d’Hollywood au cinéaste. Le projet est carrément enthousiasmant : le portrait de l’Amérique des sixties par ses gamins bohèmes, en pleine apothéose de la mouvance hippie, sur une musique originale de Jerry Garcia (des Grateful Dead) et des Pink Floyd. Problème : le scénario original effraie la MGM (qui n’hésitera pas à couper le film à la machette, dont le plan final de l’avion inscrivant dans le ciel la phrase “Fuck you America“), les autorités des états où est tourné le film font leur possible pour empêcher sa mise en œuvre, l’ensemble du casting est placé sous surveillance… Zabriskie Point est effectivement un film qu’on pourrait aisément qualifier de militant, mais ce qui frappe, en le remettant en perspective avec l’œuvre passée, ce serait ce sursaut de vitalité, tant dans le travail esthétique (ambiances sonores alliées à des couleurs étouffantes) que dans le revirement thématique (l’amour y étant présenté comme l’utopie suprême, bien avant tout discours politique). Last yearsÉchaudé par l’accueil méprisant du film à sa sortie, Antonioni part en Chine, tourner le documentaire Chung Kuo – La Chine. Une série de plans sur des visages, sur des gestes répétés, sur des quotidiens où perce l’ombre de l’oppression gouvernementale sur les citoyens, et dont il assure la narration. Un autre long métrage décrié par le pays qu’il représente… Le réalisateur revient aux Etats-Unis, filme Jack Nicholson en plein imbroglio identitaire face à l’excellente Maria Schneider dans le plébiscité Profession : reporter. Dans Identification d’une femme (1982), il explore les aléas de la création. L’année 1985 marquera un tournant irréversible : un accident cérébral le confine dans une paralysie partielle et dans le mutisme. C’est compter sans sa volonté de poursuivre son art : en 1995, il signe l’approximatif Par-delà les nuages, vestige d’une gloire passée qu’il peine à rattraper. Son segment de l’anthologie Eros contient encore de beaux restes cinéphiliques, mais donne surtout envie de se replonger dans son œuvre à la mélancolie rugueuse. Michelangelo AntonioniRétrospective au Cinéma le Méliès, du 24 mai au 6 juin

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