entretien / Avec “Polyphem”, le compositeur libanais Zad Moultaka livre une œuvre fulgurante, sensible portée par d'excellents interprètes.Propos recueillis par SD
Zad Moultaka : Au départ du projet, il devait y avoir une installation des bonbonnes de gaz, devant le théâtre. Malheureusement, pour des raisons de sécurité, cela ne va pas pouvoir se faire. Étant petit, j'ai vécu la guerre. Dans mes souvenirs, je me rappelle avoir eu une fascination pour la guerre : du balcon de mes parents je voyais des bombes traverser le ciel, il y a avait là un côté très fascinant. C'est une chose, plus tard, qui m'a pas mal interpellé. Je me suis demandé comment cela se faisait que l'on puisse être fasciné par l'horreur. Et l'idée de Polyphem, c'était de créer une sensation un peu similaire, d'interroger sur notre part de violence. Je me souviens quand j'avais 10 ans, j'ai eu envie d'aller vers la guerre. Et ce projet se situe à cet endroit-là. Cela commence par ce questionnement-là. Puis, comme je crois que ce qui nous sauve c'est notre capacité à transformer les choses – moi j'ai eu la chance de pouvoir le faire à travers l'écriture, la musique -, il y aura tout un chemin qui emmènera à la salle de concert pour écouter des œuvres qui sont le reflet de cette transformation-là. On sera plus dans une forme concert ?
Je souhaite garder une bande-son dans le hall du théâtre, un environnement curieux, quelque chose qui est sourd, qui viendrait de l'extérieur, et qui suscitera des questions. Cela jouera sur un espace ambigu.Vous avez étudié le piano en France, ensuite vous êtes allé vers l'écriture. Comment conciliez-vous dans vos pièces vos racines arabes et l'apprentissage musical occidental ?
Je me méfie de l'enfermement, et des étiquettes. On a tendance quand on dit qu'on est oriental, à aller vers les instruments orientaux ; et même le public, les gens attendent ça. Je lutte contre cela. En travaillant, je me suis rendu compte que ce qui constitue ma matière mentale, intérieure, ce sont des choses plus fortes que moi, véhiculées par la mémoire. À partir de ce moment-là, j'ai essayé d'oublier les choses extérieures, et de puiser au plus profond de moi à travers des questionnements, pour puiser quelque chose qui soit le plus juste possible, le plus proche de moi. C'est à ce moment-là que des choses apparaissent que l'on peut quelques fois rapprochées de l'Orient car il fait partie de mon imaginaire, de ma sensibilité. Mais il y a aussi l'Occident. La question pour moi est comment arrivé à un espace intérieur qui soit le plus juste possible. Après, les éléments apparaissent. Je suis dans une attitude ouverte vis-à-vis de moi.Comment l'écriture musicale s'est-elle imposée à vous ?
Quand la guerre a éclaté, j'avais 6 ans et demi. Et j'étais dans l'écriture avant le piano. Ce désir-là était précoce, je notais des choses alors que je savais à peine écrire. J'inventais des choses au piano sans les noter. La volonté était forte. Et je me rappelle que j'écrivais des choses qui reproduisaient la violence qui se passait à l'extérieur, une façon de conjurer le réel. Petit à petit, je m'en suis éloigné. Je suis arrivé en France. J'ai fait le Conservatoire en piano, je n'avais pas compris que c'était dans la composition que je voulais aller. Il a fallu un temps de maturation pour que je comprenne que c'était-là le chemin à suivre.Françoise Kubler, extraordinaire chanteuse, est une interprète de Polyphem. La voix, est-ce un élément fondamental dans votre écriture ?
Oui, je pense que c'est l'élément le plus important. C'est très naturel pour moi. Alors je ne sais pas d'où ça vient. Là, on pourrait revenir à des schémas : est-ce que l'Orient est derrière, puisque la voix y est très importante ? Je ne sais pas. J'aime tout ce qui passe par les chœurs aussi, j'aime la voix car on travaille sur une matière vraiment humaine, de sensations de foules, de sensations de rituels. La voix, aussi, c'est le corps.Polyphem. Sam 24 nov à 20h, à l'Hexagone (Meylan)