La metteuse en scène grenobloise Chantal Morel se confronte à la figure impressionnante de Don Quichotte. Mais plus qu'un agréable spectacle de facture classique, son "Pauvre fou !" est une aventure artistique et politique imaginée avec les habitants du quartier de la Villeneuve. Aurélien Martinez
Don Quichotte est un monument de la littérature espagnole, écrit au début du XVIIe siècle par Miguel de Cervantes. Chantal Morel, figure incontournable du théâtre grenoblois (et national), s'empare de ce matériau riche en interprétations pour en livrer une version subtile et parcellaire (2 heures de spectacle). Au début de la représentation, Don Quichotte apparaît d'emblée comme le chevalier que l'on connaît, même si bien sûr, des failles se dessinent, l'écuyer Sancho Panza essayant par exemple de raisonner son maître qui s'évertue à prendre des moulins pour des géants. Les comédiens Louis Beyler et Roland Depauw sont très justes lorsqu'ils incarnent le duo, insufflant avec tact une dose de comique. Et la mise en scène au cordeau de Chantal Morel, portée par une scénographique ingénieuse (une grand espace pour les scènes de groupe, et une passerelle au-dessus pour les scènes à deux), les met habilement en avant.
Fabrique d'utopies
Mais Pauvre fou !, malgré ses allures de pièce de théâtre très classique, n'en est pas vraiment une, et c'est justement ici que se trouve le cœur du projet. « Puis, si Don Quichotte prend des moutons pour des chevaliers et des moulins pour des géants, la Villeneuve n'est pas en reste, où l'on a pris 12000 personnes pour de dangereux malfaiteurs » écrit l'équipe en note d'intention. Car Chantal Morel a décidé de travailler avec les habitants de ce quartier grenoblois malmené et décrié, notamment par les médias et les politiques (un constat répété plusieurs fois dans cette même note d'intention). L'artiste doit donc être dans un autre temps, en défendant un discours différent. « L'utopie que l'on décèle à la Villeneuve prend une place à part entière dans notre travail. Elle permet de considérer le quartier selon une autre focale que celle que proposent les journalistes en tout genre ; elle permet de donner un autre sens aux formes que prend ici le béton ; elle rejoint, d'une certaine manière, les questions posées en début de travail sur l'engagement personnel et sur le rôle du théâtre. »
La « responsabilité » des artistes
Un travail qui, dans une moindre mesure, s'inspire ouvertement de celui de Susan Sontag. En 1993, l'Américaine était partie à Sarajevo pour monter En attendant Godot. « Alors que la capitale bosniaque attend désespérément une intervention extérieure pour que cessent les combats, elle travaille avec des comédiens bosniaques – musulmans, serbes, croates... de Sarajevo, elle clame les responsabilités des artistes et des intellectuels sur la scène politique internationale. » Sur le plateau, on croise donc divers amateurs dans les seconds rôles. Forcément, ces tableaux résonnent différemment, le jeu se faisant plus hésitant ; mais l'articulation entre les scènes est fluide, ne réduisant pas la création à une simple posture ou un exercice politique. Libre donc au public d'apprécier le spectacle comme il se doit, et d'ensuite partir à la rencontre de l'équipe pour comprendre le cheminement et prolonger la discussion.
Pauvre fou !, jusqu'au 29 août, à 20h, au Théâtre Prémol