Dans le sillage de La Femme, de passage à Grenoble cette semaine, une poignée de groupes hexagonaux se réapproprient la langue française en miroir d'une certaine idée de la France, fantasmée comme un paradis perdu qu'il faudrait rapatrier.
« Le rock français, disait John Lennon, c'est comme le vin anglais. » Y ajouter du français, ce serait donc comme le couper à l'eau, on le sait depuis toujours, voire à l'huile de moteur. À son inimitable manière, Jean-Louis Murat résumait ainsi le problème dans un des Inrocks du mois dernier : « Dès que tu as basse-batterie, ta chanson est dépassée. Tu voulais faire une berline et tu te retrouves avec un semi-remorque. » C'est pourtant avec une certaine légèreté de ton et la langue nullement chargée d'un trop lourd héritage – littéraire côté français, rock côté anglo-saxon – qu'une nouvelle génération de popeux a réinvesti la très casse-gueule combinaison mélodies anglophones/idiome francophone.
La chose n'est pas nouvelle, a connu des tendances, des écoles (les labels Village Vert et Lithium), mais à vrai dire on n'avait pas vu pareil (épi-?) phénomène depuis l'agonie prématurée de baby rockers (Naast, Brats, Second Sex, Plastiscines...) trop vites portés aux nues d'une France qui rock et qui roll et précipités tout aussi rapidement dans les oubliettes pendant que tout le monde se remettait bien vite à l'anglais LV1.
Cœur grenadine et rayon vert
Eux s'appellent La Femme, Granville, Pendentif, Bengale, Cracbooms, Exotica... Ils ont tous les yeux tournés vers une époque où le "Made in France" se résumait à autre chose qu'un ministre en marinière caressant un mixer pour faire bander une croissance sous bromure. Quand les Trente Glorieuses semblaient au mieux ne jamais devoir finir, au pire être appelées à revenir très vite. Une époque où la Chine n'effrayait que les Chinois, où 500 000 chômeurs c'était la fin du monde, mon bon monsieur.
Mi-coeur grenadine, mi-rayon vert rohmérien, cette petite famille esthétique, pour partie relativement consanguine – le leader de Bengale, qui a invité sa chérie Mélissa Dubourg de Granville sur un titre, a formé son groupe après avoir quitté... Pendentif – se repaît de comptines surf-pop où on joue à « courir le long du plongeoir » (Pendentif), où l'on surfe (La Femme), avant de boire et de danser (Aline). « À la coule », le programme n'est certes pas lourd, il est superficiel par profondeur.
Car ce qui importe ici c'est avant tout une très soutenable légèreté de l'être et de l'air. Comme le chante Pendentif : « la Terre vue d'en bas ne nous dit plus grand-chose ». « Être léger comme l'oiseau et non comme la plume », donc, selon le commandement de Valéry (Paul, pas Giscard-d'Estaing). Survoler avec naïveté – et, il faut le dire, plus (Pendentif, La Femme) ou moins (Aline) de réussite – une langue un peu désuète car nourrie précisément de cette nostalgie des temps qu'on n'a pas connus, d'une sorte de positivisme de la régression.
Le tout avec, au besoin, la pose quelque peu affectée qui sied à ces mots et à leur écrin panoramique : ainsi Mélissa Dubourg (Granville) de démouler sa voix à la manière d'Arielle Dombasle chez Rohmer – ou de n'importe quelle chanteuse yéyé –, patate chaude aristocratique dans la bouche d'une aimable tête à gifles à la fausseté très Nouvelle Vague. Faire vivre ce passé rêvé et révolu, par une association langage/musique permettant de se façonner un monde idéal fait d'aventures et d'insouciance : chez Granville, entre Jeans Troués, Slow, Polaroïd, Adolescent, on pense ainsi bizarrement plus aux chromos d'un Wes Anderson qu'au docteur ès bracelets brésiliens Vincent Delerm.
Tombée pour la France
Reste que cette France de carte postale un peu jaunie ne vaccine pas contre les envies d'ailleurs. Même si le bout du monde semble s'arrêter au bout d'une plage propice aux badinages chabadabadesques et au voyage à l'horizon (Jersey, perçu comme un Hawaïi de substitution pour Granville, Le Cap Ferret chez La Femme, la Riviera chez Pendentif, la pochette de l'album d'Aline), à un regard semblable à celui d'Antoine Doinel dans le dernier plan des 400 coups ou à Pauline (Brigitte ou qui que ce soit d'autre) à la plage.
« Sur la plage et dans le sable, je recherche des sensations », chante La Femme, groupe originaire d'un peu partout où il y a la... plage justement – Biarritz, Marseille, la Bretagne, Paris (et Paris Plage, alors ?) – quand les Cracbooms d'Aurillac reprennent Bons Baisers de Fort de France de La Compagnie Créole en mode... Vampire Weekend.
Mais finalement cet ailleurs est surtout musical : car au-delà d'une certaine idée, nostalgique (réac ? À voir) de la France et en plus du revival Daho-Jacno-Lio, en pleine bourre en ce moment, c'est aussi tout un pan du rock anglo-saxon qui est ici convoqué, de la pop 60's californienne aux grandes heures de la pop pastel de Sarah Records, elle-même nourrie de Nouvelle Vague (The Field Mice, The Wake, Another Sunny Day, St Christopher...), des héritiers de ces deux tendances (The Drums en tête) aux combos américano-frenchy (Stereolab, Ivy, d'ailleurs brièvement pensionnaire de Sarah). Paradoxe ? Non.
C'est même ainsi que se résout l'équation de cette pop "Tombée pour la France" – du nom des soirées initiées par le magazine Magic : comme l'île de Lost, une île hawaïïo-anglo-normande à pédales, il s'agit simplement, avec une facilité déconcertante et la manivelle de la langue, de déplacer les horizons dans le temps et l'espace pour les mettre à sa porte et dégager une vue imprenable sur ses fantasmes : tel qu'énoncé par la profession de foi de Granville, « importer la Californie en Normandie ». Ou, si l'on en croit le titre de l'album de la Femme, Psycho Tropical Berlin, n'importe quel morceau d'ailleurs n'importe où ici, n'importe quel morceau d'ici n'importe où ailleurs.
La Femme, vendredi 24 mai à 20h, à l'Espace vie étudiant (Eve) sur le Campus