Sur la foi du "Linguiste était presque parfait", drôle de polar en milieu linguistique enfin traduit et publié en France l'an dernier, l'Américain David Carkeet a fait se plier en deux les amateurs de littérature pince-sans-rire. Y gagnant au passage un début de culte bien mérité. En attendant la suite des aventures de son Jeremy Cook, à paraître le 6 mai prochain, l'auteur se fend d'une visite au Printemps du livre. Rencontre avec un linguiste modeste doublé d'un auteur hilarant. Propos recueillis par Stéphane Duchêne
Vous êtes un auteur assez "neuf" en France puisque vos livres n'y sont publiés que depuis 2012 et la série des Jeremy Cook depuis l'an dernier. Or, Le Linguiste était presque parfait date de 1980 et Une putain de catastrophe de 1990. N'aviez-vous pas peur qu'ils paraissent datés ?
David Carkeet : Excellente question. Les trois livres de la série Jeremy Cook, qui étaient épuisés, ont été réimprimés en 2010 aux États-Unis en même temps que From Away [La Peau de l'Autre, Seuil, 2012], mon dernier livre. J'en ai profité pour retravailler Le Linguiste.... Trente ans avaient passé depuis sa première publication et il y avait quelques questions de style et d'intrigue avec lesquels je n'étais plus vraiment en accord. Après tout, c'était ma première expérience d'écrivain, c'est à peine si je savais ce que je faisais à l'époque (rires). Mais je n'ai pas voulu toucher à son contexte culturel. C'est un livre sexiste, Cook boit beaucoup trop, plus que je ne l'aurais fait moi-même... C'est un livre qui reflète plus les années 1980 que notre époque. Et en même temps, il est assez intemporel parce que l'intrigue se déroule dans un lieu clos, une sorte de vide culturel. On ne sait rien du présent, personne ne lit le journal, on n'y parle pas de politique. On y utilise juste des machines à écrire plutôt que des ordinateurs.
Cela traduit aussi l'hermétisme et la déconnexion totale du milieu scientifique que dans Le Linguiste... vous situez dans un institut d'études du langage des nourrissons littéralement coupé du monde...
Complètement. Le monde des chercheurs est le même aujourd'hui que dans les années 80 et peut-être même qu'au XIXe siècle. Les gens y sont obsédés par leurs recherches, leurs centres d'intérêt, ils veillent jalousement sur leur pré carré. J'ai démarré ce livre au moment où j'ai commencé à enseigner. C'était mon premier boulot à temps plein en tant qu'enseignant et j'ai tout de suite détesté ce milieu. Je trouvais les gens désagréables, suspicieux, futiles, orgueilleux, médisants. Le Linguiste... parle d'un jeune homme en colère car c'est ce que j'étais...
Dans Une putain de catastrophe, Dan dit à Cook, venu pour tenter de sauver « le mariage linguistiquement troublé » de Dan et de sa femme : « trouvez-vous un vrai boulot ». Vous semblez prendre un malin plaisir à vous moquer de la linguistique, voire à mettre en doute son utilité...
Ah non, pas du tout. J'aime beaucoup cette discipline et je la respecte. La linguistique a un apport énorme pour ce qui est de nous aider à savoir qui l'on est. Où l'on se situe dans le monde. C'est plus avec un certain type de gens qui pratiquent cette discipline que j'ai un problème (rires). La même chose pourrait être dite de tout scientifique. La remarque de Dan vient au milieu d'une dispute, il est étranger à ce monde, il se lève tous les matins pour aller bosser dur et n'a pas la moindre idée de ce que fait Cook. Je pense qu'au contraire, ces livres montrent à quel point la linguistique est utile. Dans Le Linguiste..., Cook résout le crime grâce à son étude du langage des enfants, dans Une putain de catastrophe, il sauve un mariage par une sorte d'analyse sociolinguistique des conversations.
Si l'on suit votre réflexion dans Une putain de catastrophe, on en arrive à la conclusion que l'ennemi du couple, c'est le langage et les malentendus perpétuels qu'il véhicule...
Je pense que dans la mesure où c'est un livre sur le langage, j'ai beaucoup exagéré cet aspect, donnant ainsi l'impression que l'unique menace pour un mariage est d'ordre communicationnel. Or, il y a tant d'autres choses : les problèmes d'argent, les désaccords sur la manière d'élever ses enfants... Mais la communication au sein d'un couple est un travail de tous les instants. Ma femme et moi sommes mariés depuis presque quarante ans et... [il éclate de rire] c'est plutôt triste de voir comment dans certaines situations, nous avons un degré de communication proche de zéro... Dans Une Putain de catastrophe, Cook tente de déterminer ce qu'il appelle "L'HORREUR", cet élément pathogène qui mine un couple. Il fait une liste, émet des hypothèses et moi-même, au moment d'écrire, je n'avais aucune idée de ce que "L'HORREUR" serait. En croisant toutes les hypothèses, je pensais arriver à la conclusion très simple que la faute incombe à notre vulnérabilité, que c'est cela qui se met en travers de l'intimité, ce qui est en grande partie vrai. Mais, au fur et à mesure, il m'est apparu qu'il était beaucoup plus évident de blâmer l'homme, qui pour tout un tas de raisons culturelles n'est pas du tout préparé au mariage et y cherche quelque chose de radicalement différent de la femme. De là, le malentendu (rires).
Avez-vous travaillé sur des sujets tels que l'analyse du babil des nourrissons ou les adverbes Kickapoo [une tribu amérindienne de langue algonquienne – ndlr] qui sont quelques-uns des travaux, a priori un peu farfelus pour le profane, menés par Jeremy Cook ?
Pour être honnête, je ne suis pas un très bon linguiste. Je n'ai pas étudié dans le détail de langages "inhabituels". Mon mémoire de fin d'études était consacré au vieil anglais et les structures sonores anglo-saxonnes. Quant à mon enseignement, il portait aussi sur l'anglais, l'Histoire de cette langue, les dialectes qui ont donné naissance à notre grammaire, ce genre de choses... Ma seule recherche véritablement originale est l'étude des sept ou huit dialectes utilisés par Mark Twain dans Huckleberry Finn, qui ont longtemps interrogé. J'ai travaillé à démêler tout cela et c'est probablement le travail dont je suis le plus fier en tant que linguistique. Mais au risque de vous décevoir, je ne connais pas le moindre adverbe Kickapoo (rires).
David Carkeet
Au Petit Angle, jeudi 10 avril à 10h
À la Maison de l'International - American Corner (rencontre en anglais), jeudi 10 avril à 18h 30
À la Maison de l'International, samedi 12 avril à 14h 30