Alors que sort ce mercredi le film "L'Enquête" de Vincent Garenq qui retrace le travail acharné de Denis Robert pour démontrer les pratiques de Clearstream, la banque des banques luxembourgeoise, retour sur un scandale qui a redéfini les rapports entre la presse, la finance et l'État. Christophe Chabert
Il n'a pas une tête de victime, mais on sent qu'il en a bavé. Le jeune homme vif et impertinent que l'on voyait de temps en temps à la télé dans les années 90 en a pris un coup : les cheveux, comme la barbe, ont blanchi et se sont dégarnis, les yeux sont cernés, et il a pris quelques kilos. Normal, dira-t-on, à 56 ans... Mais de 2001 à 2011, Denis Robert a payé dans tous les sens du terme un combat inégal, façon David contre Goliath, qui l'a vu s'opposer à Clearstream, «la banque des banques», créée dans un grand duché du Luxembourg devenu premier paradis fiscal européen et plaque tournante des mœurs les plus répréhensibles de la finance mondialisée.
La Boîte noire et le puits sans fond
En 1995, Robert plaque son job de journaliste à Libération suite à un édito caviardé par la direction et décide de se mettre à son compte, prêt à révéler les pratiques illicites des partis politiques, ce qui le conduit naturellement vers la question des paradis fiscaux. Une piste en forme d'impasse : Robert pense alors qu'il est impossible de tracer les échanges financiers dès lors que ceux-ci se retrouvent offshore. Mais en 1997, il rencontre Ernest Backes, qui lui explique que ces échanges sont centralisés et qu'il est possible de remonter jusqu'à leur source. À partir de 1999, il se concentre donc sur la banque Clearstream, dont il démonte les arcanes : un système de comptes non-publiés qui ouvre la voie au blanchiment d'argent sale et à l'évasion fiscale.
Le fruit de son travail est publié sous le titre Révélation$, rapidement suivi d'un deuxième volume, La Boîte noire. Il provoque un mini-séisme... mais pas forcément dans le sens où Robert l'espérait : lâché par de nombreux collègues, attaqué par les avocats de Clearstream — dont, en France, l'ambivalent Richard Malka, qui tente de le faire passer pour un conspirationniste et use de ses connexions dans la presse pour le décrédibiliser — il va se retrouver de plus en plus isolé, jusqu'à la série de condamnations qui le laissera exsangue financièrement.
Mais Robert s'accroche, persuadé de son bon droit, malgré des désaveux de plus en plus haut placés. L'épisode où le Président Chirac reçoit le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker pour lui témoigner l'amitié de la France et mettre ainsi en sourdine les critiques féroces contre la politique fiscale et bancaire de son pays, en est l'exemple le plus ahurissant — mais après tout, Juncker n'est-il pas aujourd'hui ce Président de la commission européenne démocratiquement élu qui prie les démocraties locales d'aller s'asseoir sur leurs bulletins de vote ?
Le fond du puits et le corbeau
Pour couronner le tout, l'Affaire Clearstream va donner lieu à un imbroglio politico-industriel où, brièvement, Denis Robert va passer dans le camp des accusés. En 2004, Imad Lahoud, ex-trader passé par la case prison après l'éclatement de la bulle Internet et la faillite du Fonds Volter qu'il avait créé, reconverti en informaticien pour EADS dont le dirigeant, Jean-Louis Gergorin, est un proche de Dominique De Villepin, envoie des lettres anonymes à Denis Robert ainsi qu'un CD-Rom où figurent les noms d'éminentes personnalités politiques possédant des comptes cachés chez Clearstream, parmi eux celui, masqué derrière les patronymes Nagy et Bocsa, de Nicolas Sarkozy. Or, le listing est un faux, les comptes ont été trafiqués et Denis Robert, ainsi que le juge Van Ruymbeke, qui suivait de son côté la piste des frégates vendues par Elf à Taïwan, tombent dans le panneau et se retrouvent sous le feu des projecteurs. Et Robert sur le banc des prévenus, avant d'être relaxé — Lahoud, lui, écopera de trois ans de prison dont dix-huit mois avec sursis.
Ruiné, seulement soutenu par une assemblée disparate de citoyens qui voient dans son combat une révolte salutaire contre le nouvel ordre financier, Denis Robert choisit quand même d'aller jusqu'au bout et obtient enfin gain de cause devant la cour de cassation qui reconnaît son enquête sérieuse et au service de l'intérêt général. Clearstream est débouté de ses poursuites et doit indemniser le journaliste, qui racontera une nouvelle fois son histoire dans la BD L'Affaire des affaires. Durant toute l'affaire Clearstream, Denis Robert a continué à écrire, peindre et même faire l'acteur — dans Louise-Michel de Kervern et Delépine ! et il reconnaît que cela l'a «sauvé». «Je voulais juste combattre une injustice flagrante, dit-il dans le dossier de presse du film. Il fallait tenir bon en s'économisant. Mais bon, dix ans, c'est long...»