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Eddy L. Harris : « Ne m'appelle pas Afro-Américain. Je suis Américain, ou Noir, mais pas Africain »
Par Valentine Autruffe
Publié Lundi 28 novembre 2022
Photo : ©Aurianne Poillet - Ville de Grenoble
Livre / Accueilli en résidence par la bibliothèque municipale de Grenoble, l’auteur américain Eddy L. Harris, 66 ans, compte achever d’ici le 15 décembre son prochain ouvrage : une revisite de l’œuvre de Mark Twain. Son premier livre, "Mississippi Solo" (1988), dans lequel il raconte son voyage de 4000km en canoë sur le fleuve mythique, a connu un écho retentissant aux États-Unis. La question du racisme traverse toute l’œuvre d’Eddy L. Harris, qui réside près d’Angoulême depuis 16 ans. Rencontre.
Vous racontez dans Mississippi Solo l’Amérique des années 80, dans les États du Sud, traversée par un homme noir tout seul sur un canoë. Trente ans plus tard, vous avez refait le même périple et rédigé un autre livre, Le Mississippi dans la peau (Liana Levi, 2021). Qu’est-ce qui a changé le long du fleuve en 30 ans ?
Le garçon dans le canoë, déjà. Il a plus peur, parce que le débutant n’avait aucune notion de ce qui m’attendait dans le fleuve. Il y avait une insouciance… Mais la deuxième fois, j’étais très conscient de tous les dangers qui m’attendaient. Donc plus peur, plus vieux aussi ; c’était un peu plus dur physiquement.
Le fleuve a changé, il est beaucoup plus propre maintenant qu’il y a trente ans. J’ai été surpris. Je pense que les gens sont plus conscients de ce qu’il se passe, et de ce qu’ils font, qu’en 1985.
Et les gens eux-mêmes, ont-ils changé ?
Non. Politiquement, je m’attendais à des choses, pas dangereuses mais tendues. Mais l’accueil était aussi bien que pendant le premier voyage. Et même plus ! Parce que la première fois, le but n’était pas de faire des rencontres, mais de faire ce voyage pour moi, descendre le Mississippi en canoë, et arriver. Mais la deuxième fois, c’était beaucoup plus politique. Je voulais voir le pays. Parce que depuis la présidence de Clinton, je suis plus en France qu’aux États-Unis. Et mon but, c’était d’y retourner pour voir les changements politiques. En 2016, c’était toujours Obama ; mais tu voyais, dans les nuages, le spectre de Monsieur Trump qui allait venir.
À mon avis, Obama est le résultat de Bush, et Trump est le résultat d’Obama.
Est-ce que le fait d’avoir un président noir a provoqué quelque chose aux États-Unis ?
Ce président noir est venu avec beaucoup d’ambition, de potentiel, de promesses. Et finalement, il a été une grande déception, même si mes amis américains ne veulent pas que je le dise. Il y avait un président démocrate, avec un congrès démocrate. Il aurait pu faire des choses, il a promis le changement, une politique différente ; et finalement, il a suivi le courant et il est devenu politicien. À mon avis, Obama est le résultat de Bush, et Trump est le résultat d’Obama. Donc pendant le second voyage sur le Mississippi, ce qui était intéressant, c’était que le fleuve traverse les États trumpistes. Et les gens, évidemment, étaient les électeurs de Trump. Mais finalement, ils sont des individus qui reçoivent un mec dans un canoë comme un mec dans un canoë. Un individu face à un individu est tolérant, par rapport au groupe.
Entre les deux descentes du Mississippi, vous avez beaucoup voyagé et publié plusieurs livres. L’objectif, est-ce le voyage ou l’écriture ?
Je voyage pour voyager, et s’il y a quelque chose à écrire, je le fais. Tout de suite après le premier Mississippi, j’ai passé une année à voyager de la Tunisie à l’Afrique du Sud, à pied, à cheval, en bateau, en train, en taxi-brousse, en bus… J’ai pris un avion une seule fois, parce que j’étais expulsé d’un pays. C’est très intéressant, remarquable, très marquant.
Ce n’était pas l’objectif du voyage, mais j’ai écrit un livre, après, qui a ruiné ma carrière aux États-Unis. Parce que je disais des choses inentendables de la part d’un Noir. Par exemple, ne m’appelle pas Afro-Américain. Je suis un Américain, ou un Noir, mais pas Africain. Et les Afro-Américains ne veulent pas entendre ça. Ils ont une attache fictive à l’Afrique, mais c’est irréel, ils n’y ont jamais mis les pieds. Les gens qui ont des contacts avec l’Afrique peuvent être d’accord avec moi, mais ceux qui n’ont jamais mis les pieds en Afrique, qui ont cette idée de "mère patrie", ils étaient révoltés par ce livre. Et à la fin, je parle d’une réconciliation avec le Sud... Un Noir qui dit que nous sommes plus du Sud que de l’Afrique, aïe ! Ils auraient coupé ma tête !
Je pose des questions, mais les gens n’aiment pas la subtilité de la question, ni les sous-entendus de la réponse, qui est qu’il faut se réconcilier avec le Sud, et nier cette africanité : qu’est-ce qu’il y a d’africain en moi, hormis la couleur de peau et les cheveux ? Toute cette polémique a mené à une perte de public aux États-Unis. Heureusement, la France existe !
Pourtant, en France aussi il y a des difficultés pour les personnes noires, arabes, de couleur en général.
Peut-être, oui, mais en France je ne suis pas Noir, je suis Américain. Et ça change beaucoup de choses ! Parce que quand je suis arrêté par la police, par exemple, je sors mon passeport avant mon permis de conduire. Et là, tout change ! C’est absolument vrai, de temps en temps, je suis arrêté dans un contrôle général, ou pour un excès de vitesse… Passeport, et hop ! Le livre que j’ai écrit, Paris en noir et black (Liana Levi, 2009, ndlr), parle de ça. Je voulais souligner la différence : normalement, un Noir français, on imagine qu’il est plus respecté qu’un étranger ; mais non.
Il y a une question qui se pose souvent, c’est : « vous venez d’où ? » – ce n’est pas forcément une question méchante, mais ça sous-entend qu’une personne de couleur noire ne peut pas être française. Pour toute personne de couleur, cette question arrive très souvent. Aux États-Unis, même avec tout le problème racial, si on te pose la question, ça veut dire « est-ce que tu viens de New York, de Chicago… » Mais pas d’un autre pays.
Depuis combien de temps vivez-vous en France ?
Ma connexion avec la France commence – sans compter les années lycée où j’ai commencé à apprendre le français – en 1974 pour la première visite, puis la première tentative de vivre en France en 1981. Et définitivement, je dirais, depuis 1995 ou 1996. Donc ça fait presque trente ans. Ouaho, c’est étonnant.
Étonnant, surtout, d’avoir choisi un village charentais, près d’Angoulême.
Je n’avais pas du tout envie d’y rester si longtemps. J’y suis allé pour six mois. Et seize ans après, je suis toujours là. C’est étonnant, mais je suis vraiment chez moi dans ce village, j’y ai planté des racines, maintenant.
Le thème de votre résidence à Grenoble, c’est : "Ce qui nous empêche". Il s’agit d’une réflexion pour comprendre pourquoi on ne voit pas, ou très peu, de Noirs dans certains lieux, notamment dans les théâtres ou en montagne. Comment cela peut-il s’expliquer ?
Pour les Français, aucune idée. Pour les Américains, j’ai des hypothèses. J’ai écrit un article il y a peut-être 30 ans pour un magazine, aux États-Unis, qui posait la même question. Pourquoi on ne voit pas de Noirs dans un canoë sur le Mississippi, sur les pistes de ski, dans les rivières à truites pour pêcher à la mouche ? On peut l’expliquer par le fait que ce genre de choses, parfois, coûte très cher. Ou : c’est que les Noirs ne voient pas leur place dans la nature ou sur les pistes de ski. Ou : il y a, dans les gènes des Noirs des États-Unis, une certaine peur. Parce que dans l’histoire, des Noirs qui se trouvent isolés… Même pas dans l’histoire, d’ailleurs ; il y a quelques années, un mec qui marchait au Texas a été attrapé par un groupe, attaché à un pick-up, traîné par terre, et il est mort. Il y a quelques mois à Atlanta, un mec tout seul en train de faire son jogging a été suivi, chassé, et tué. Pour avoir fait quoi ? Comme s’il n’avait pas sa place dans l’espace public.
Pourquoi les Noirs ne vont pas au théâtre, à l’opéra ? Est-ce une question de prix, ou autre chose ? Mon hypothèse, c’est que c’est une combinaison de facteurs ; mais principalement, eux ne voient pas de place dans ces lieux. Est-ce que ces barrières sont réelles, ou est-ce que c’est dans nos têtes ? D’où vient le blocage : est-ce que c’est moi qui me l’impose, car je n’ai jamais vu un Noir dans un canoë, ni faire ou même écouter de l’opéra ? Ou est-ce que c’est la société autour de moi qui m’oblige à écouter du rap, parce que je suis Noir ? La vraie question, c’est comment sortir de sa zone de confort.
Donc l’une des raisons de ma venue à Grenoble, c’est de faire des excursions, comme l’autre jour en canoë, ou des bivouacs en montagne… Juste pour ouvrir les esprits, car la nature appartient à tout le monde.
L’autre objectif de votre séjour à Grenoble, c’est la rédaction de votre prochain livre, une revisite d’un auteur du XIXe siècle, Mark Twain.
Un écrivain très connu aux États-Unis. Selon certains experts, Les aventures de Huckleberry Finn (paru en 1884, ndlr), est à l’origine de la littérature américaine moderne. Le projet, c’est de prendre ce livre et de le réécrire d’un autre point de vue.
Dans ce livre, il y a Huckleberry Finn et Jim. Jim, c’est un esclave qui est en train de s’évader. Huckleberry est en train de s’évader aussi, de son père violent. Ils se rejoignent pour descendre en radeau le Mississippi. L’idée étant d’arriver à la confluence de l’Ohio, et de remonter l’Ohio, où Jim aura sa liberté.
Huckleberry Finn, sans Jim, il ne peut pas faire ce voyage. Donc là, ce sera la même aventure, mais du point de vue de Jim. Parce que dans le livre de Mark Twain, Jim est présent, mais toujours dans le background. Il est là, mais l’histoire est racontée à la première personne par Huckleberry, et Jim est comme un décor. Dans mon histoire, Jim est le personnage principal. Et il a une voix. C’était le but, de donner la voix à cette personne qui est là, sans être visible.
Vous souhaitez aussi remettre en avant cette œuvre importante de la culture américaine, à un moment où elle est remise en cause aux États-Unis.
Mark Twain utilise le mot nigger (nègre, ndlr), ce qui est interdit. En fait, on ne peut même pas utiliser le mot pour parler du mot. On dit le N-word. Je trouve ça absurde, comme si le mot n’existait pas. On ne peut pas cacher que ce mot existe. Et le pouvoir du mot est justement dans sa censure.
Visite/rencontre pour l’anniversaire de Mark Twain, Eddy L. Harris parlera de son nouveau projet d’écriture mené d’après Les aventures de Huckleberry Finn. L’occasion d’échanger avec lui et de s’interroger : comment et pourquoi s’emparer aujourd’hui des œuvres du XIXᵉ siècle ? Quelles questions nous posent-elles ? Mercredi 30 novembre, visite du musée Stendhal à 17h, échange à 18h (sur réservation en écrivant à musee.stendhal@bm-grenoble.fr)
Table ronde "Les grands espaces pour tout le monde !" Avec Eddy L. Harris, Hugues Chardonnet (auteur de Les sommets sont à tous, chez Glénat) et Rozenn Martinoia, présidente de l’association CAF jeunes en montagne, jeudi 8 décembre à 18h30 à la BEP
Projection diffusion du documentaire d’Eddy L. Harris, River to the heart et rencontre avec l’auteur, jeudi 15 décembre à 18h à la Bibliothèque municipale internationale ; gratuit
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