« Nous voulons provoquer l'inattendu, bâtir une réflexion avec le public »

Pierre-Yves Lenoir a codirigé le théâtre des Célestins avec Claudia Stavisky pendant quatre ans, jusqu'à ce qu'elle parte à la retraite à l'été 2023. Le 25 mai, le théâtre annoncera la première saison programmée seulement par Pierre-Yves Lenoir. Moment pour lui de marquer les nouvelles orientations de l'institution lyonnaise.


Vous avez été codirecteur pendant 4 ans au théâtre des Célestins avec Claudia Stavisky, quelles sont les nouvelles orientations du théâtre ?

Le temps de codirection avec Claudia Stavisky a été très riche, il nous a permis de penser la dimension "création" du lieu et de faire évoluer cette maison dans la continuité.

Un des changements majeurs est qu'aujourd'hui le théâtre soutient quatre équipes artistiques associées sous forme de compagnonnage, en portant une attention particulière à la création en région et aux jeunes compagnies.

Des orientations que nous indiquons au lancement de cette saison, en changeant d'identité graphique, en valorisant les compagnies avec lesquelles nous sommes en compagnonnage.

Il y a effectivement à vos côtés des artistes associés, ce qui est une démarche généralement réservée aux scènes nationales ou aux centres dramatiques nationaux.

Nous sommes une maison atypique, avec une mission de création qu'on peut comparer à celle des théâtres de Caen, Paris. Le plus souvent, les théâtres de villes sont avant tout des lieux de diffusion, ce qui est normal.

Mon passage au rond-point avec Jean-Michel Ribes entre 2002 et 2008 a forgé chez moi cette nature ‘'hors-cadre'', cet esprit de liberté. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai accepté cette mission. Les théâtre des Célestins me semblait approprié pour sortir des sentiers battus et provoquer l'inattendu chez le public, pouvoir bâtir une réflexion, une démarche, en dehors de la seule programmation de spectacles.

Louis Arene et Lionel Lingelsher proposent un théâtre plutôt trash, provocateur, tandis que Christian Hecq et Valérie Lesort par exemple, invoquent un théâtre plus clownesque et poétique. Parmi ces artistes en compagnonnage, vous avez choisi des profils très différents.

C'est vrai, Christian Hecq et Valérie Lesort, défendent un théâtre joyeux et inventif. Ils se confrontent à cette difficulté, qui est peut-être la plus grande au théâtre : faire rire un public de tous les âges. Le Munstrum Théâtre, de Louis Arene et Lionel Lingelser, qui travaillent sur le masque et dans une tradition esthétique baroque très forte, sont plébiscités par les jeunes. Tandis que Tatiana Frolova et son Théâtre KnAM, que l'on accompagne depuis 2011 continue de penser la riposte avec beaucoup de justesse et capte un public friand de ces réflexions. C'était d'autant plus normal qu'on l'accueille, car elle a dû quitter son petit théâtre en Russie pour demander l'asile politique en France.

Je ne programme cependant pas en fonction de thématiques, mais plutôt en fonction des lignes que tracent les artistes. Beaucoup de nos spectacles évoquent les tourments du monde et leurs dangers, mis subtilement en relation avec le passé. 

D'une certaine façon, cette diversité participe de notre pari de renouvellement des publics. Le covid est venu révéler de manière frappante et cruelle les forces et faiblesses de chaque secteur, notamment le théâtre. Même après avoir rouvert, les publics les plus fidèles, les plus âgés, craignaient toujours de revenir. Pour capter les publics plus jeunes, il a fallu monter une programmation posant un regard neuf sur des œuvres classiques par exemple, tout en gardant une jolie place pour les échappées poétiques.

Les jeunes que vous souhaitez amener au théâtre n'ont pas les mêmes moyens que vos habitués de longue date.

Exactement, et c'est aussi dans une logique de service public que nous avons fait évoluer la grille tarifaire, en baissant les prix en seconde catégorie, et en créant un tarif pour les moins de 16 ans, encore plus bas que celui pour les moins de 28 ans. On ajoute à cela les offres de dernière minute pour les places à visibilité réduite et nous créons aujourd'hui des quotas dans la salle, s'adressant à toutes les catégories afin que les plus précaires ne soient pas systématiquement aux moins bonnes places. On a donc le souci de renouveler les publics, sans perdre de vue les nécessités économiques qui sont les nôtres. Les places à 40 euros en première catégorie nous permettent de garder une bonne base économique et nous élaborons autour de celle-ci.

La part d'abonnés des Célestins a diminué de moitié à l'issue de la crise sanitaire. Le modèle de l'abonnement est-il dépassé ?

Avant le covid, on avait plus de 6 000 abonnés, aujourd'hui, on a quand même réussi à remonter autour de 4 500. C'est symptomatique du fait que l'abonnement est une pratique à laquelle le public fidèlement le plus ancien est attaché mais qui ne concerne pas du tout les jeunes dans leurs pratiques et dans leurs comportements à l'égard de la culture. On est beaucoup plus spontané.

Évidemment, cela nous inquiète, mais ça permet aussi une certaine démocratisation de la pratique. Les places prises en dernière minute le sont par les curieux, les jeunes, ce qui n'était pas possible avant car celles-ci étaient déjà toutes réservées des jours à l'avance.

Dans votre programmation, vous mobilisez beaucoup la notion de répertoire, en présentant des créations anciennes d'artistes associés, comme ce fut le cas de 20 000 lieues sous les mers, de Christian Hecq et Valérie Lesort la saison précédente. Pourquoi ?

Ces dernières années nous avons assisté à une course effrénée à la nouveauté, la création, gonflant les égos des programmateurs. Cela a conduit à ce qu'il y ait tellement de créations en France qu'elles ont du mal à vivre. On nous a présenté le plan "Mieux produire mieux diffuser" [Porté par l'ex-Ministre de la culture, Rima Abdul-Malak ndlr], dont les objectifs étaient de maintenir l'emploi artistique, tout en diminuant le nombre de créations. Il y avait des choses intéressantes dans ce plan, qui a soulevé le fait que nombre de spectacles étaient sous-exploités. Quand on a repris La vie de Galilée [par Bertold Brecht ndlr] on a rempli à nouveau une quinzaine de dates sans difficulté par exemple.

La saison prochaine, nous reprenons May B, pièce de Maguy Marin créée il y a 40 ans. Évidemment c'est un classique, l'acmé du genre. Tous les spectacles ne peuvent pas avoir cette longévité-là. Surtout, cela doit correspondre à un vrai désir de l'artiste, qu'il ait envie de faire vivre son répertoire, et que l'œuvre soit toujours pertinente.

C'est dans cet esprit que nous accueillerons aussi La réunification des deux Corées de Joël Pommerat, créé en 2013. Le spectacle a été sous-exploité du fait de sa configuration initiale, en mise en scène bifrontale [le public est divisé en deux groupes qui se font face, la scène est entre eux ndlr]. Joël Pommerat a eu le désir de recréer ce spectacle, avec les mêmes comédiens, mais dans une salle classique. C'est génial, car il m'avait émerveillé.

Pour prolonger la lecture :
- 20 000 lieues sous les mers : la mer à voir  
- Le Mariage forcé avec la Comédie-Française : l'homme au masque d'enfer

Le théâtre met à disposition sa petite salle (La Célestine) à la fois pour des résidences de création et pour la programmation, sur un temps long, de petites formes diffusées par de jeunes compagnies. N'est-ce pas un numéro d'équilibrisme ?

Si, un peu. J'ai souhaité installer des spectacles sur le temps long dans la Célestine, en essayant de dégager du temps pour les résidences en création.

On accorde des moyens qui ne sont pas énormes, mais qui sont constants, permettant d'aider certaines compagnies à se structurer en tant que professionnels, et on les accompagne dans leurs recherches de financement.

C'est un équilibre fragile, frustrant, car nous manquons d'un espace dédié à la seule création. Comme la Maison de la danse, nous sommes une maison de création sans espace de création. Nous avons porté ce paradoxe auprès de la Ville dans un dialogue très ouvert, espérant que nous pourrons un jour espérer jouir d'un lieu de travail consacré à la recherche, même mutualisé avec d'autres structures.

Vous avez déjà pris la parole au sujet des coupes de subvention de la Région, qui s'apparenteraient à une remise en cause le "pacte républicain de la culture" à Lyon.

Au théâtre, nous ne sommes pas concernés ni par les coupes budgétaires de la Région, ni par les baisses de l'État. La Ville de Lyon nous a accompagnés pour la hausse des coûts, l'inflation, ce qui nous a permis de compenser toutes ces hausses, maintenir les moyens de production. On peut imaginer que ça va se reproduire en 2025. Pourtant, l'inquiétude est maximale, car le monde de la culture est un écosystème qui se nourrit, s'entretient. En 2024, ces coupes budgétaires ont diminué de 40% les créations. L'effet est immédiat, mortel.

Dans cet écosystème fragilisé, on a encore la possibilité d'accompagner les compagnies qui sont les premières à souffrir de cette baisse de moyen. Il y a donc plus de spectacles l'année prochaine que cette année.

De notre côté, on essaye d'optimiser les ressources propres qui sont les nôtres, on valorise aussi beaucoup la dimension patrimoniale des Célestins et on développe le mécénat. Le Cercle des Célestins est devenu une fondation, qui nous permet, avec seulement 17 mécènes, d'obtenir 300 000 euros, ce qui représente 10 % de nos ressources propres.


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