« J'ai voulu retranscrire l'imminence de la mort »

Jean-Christophe Chauzy, est l'auteur émérite d'une quarantaine de bandes dessinées. Influencé par des univers sombres, ses romans graphiques dessinent pourtant une œuvre variée, allant de l'humour, au policier, en passant par le récit social ou politique.  Son dernier ouvrage, Sang neuf s'aventure dans un genre jusqu'ici inexploré par l'auteur : l'autobiographie. Un récit déchirant, à l'encre de Chine, racontant sa lutte contre la myélofibrose, une pathologie grave qui touche la moelle osseuse et qui peut entraîner une leucémie aiguë. Il sera présent au Lyon BD festival et participera à une table ronde sur la maladie en bandes dessinées.


Vos précédents écrits reposaient sur de la fiction. Pour la première fois, vous livrez un récit extrêmement personnel, intime. Était-ce difficile de passer de l'un à l'autre ?

Il a surtout été compliqué de cerner ce que je m'autorisais à dire. Dans Petite Nature [publié aux éditions Fluide glacial en 2021 ndlr] je m'étais déjà mis à nu, tournant en dérision les aspects les plus veules de ma personnalité, mais là, il s'agissait aussi de mettre à nu mon entourage. Notamment ma sœur dont le sang coule désormais dans mes veines et ma femme. C'est aussi pour cela que dans ce bouquin, je suis souvent le seul à parler, pour ne pas trop exposer mes proches qui ont aussi subi cette crise.

Pour être honnête, c'est plutôt fidèle à la réalité. Au cours de ces deux années, il y a eu des dialogues, mais aussi beaucoup de silences. Quand on est malade à ce point-là, on devient d'une vulnérabilité extrême, tout effet de séduction disparaît. J'étais un sac de viande morte qui n'arrivait plus à communiquer. On m'a parfois dit « ce que tu me racontes est trop dur » et j'ai beaucoup gardé en moi.

Quel a été le point de départ de Sang neuf  ?

Je n'avais pas prévu d'écrire à ce sujet, ça ne m'avait même pas effleuré l'esprit. Quand on m'a suggéré de le faire, alors que je me relevais de deux ans de combat acharné, ça m'a vraiment effrayé.

J'ai finalement voulu témoigner du machin. J'ai vécu un truc foutrement rude, plus rude que tout ce que j'avais pu raconter auparavant. Si intense et en même temps si ordinaire.

Hormis la représentation métaphorique de ce qui se passe dans votre corps (rouge sang), vous avez choisi le noir et blanc, pourquoi ? 

J'avais besoin de rompre avec tout ce que j'avais fait avant. Au début de ma carrière, j'ai un peu dessiné en noir et blanc pour la maison d'édition Futuropolis [Vengeance publiée en 1994 ndlr]. Par la suite, j'ai fait toute ma carrière en couleur. Le noir et blanc est tellement difficile, il ne laisse pas le droit à l'erreur, pas de moyen de distraire le regard.

J'ai choisi l'encre de Chine sans me douter que ça allait être aussi dur. L'eau, le liquide est très important. Il permet de jouer avec le flou et la netteté. On maîtrise difficilement un fluide pareil, sa trajectoire est incertaine. Je n'y pensais pas à ce moment-là, mais c'était très logique par rapport à ma maladie.

Les décors sont épurés, presque nus, vous mettez en scène le vide.

C'est l'angoisse qui remplit tout, car l'angoisse c'est du plein. J'ai dessiné une chronologie constituée de lenteur et de vide, scandée par des événements mineurs, des protocoles médicaux. Des moments qui sont pourtant parcourus d'une intensité folle, parce qu'il y a la gamberge, sur l'imminence de la mort. Et je n'avais rien d'autre à faire que d'attendre, attendre que mon corps accepte de se transformer.

Vous martyrisez votre corps dans cet ouvrage. L'allongeant, le criblant de clous, de tubes, l'écartelant. La visée était-elle cathartique ?

Il n'est pas arrivé grand-chose de visible à mon corps, à part l'amaigrissement et la rétention d'eau. La greffe de moelle osseuse a été réalisée à partir d'une toute petite souche. On la transfuse pendant une demi-heure et après c'est le grand cirque pendant des mois, un grand cirque invisible.

Je suis athée, j'ai conscience que ce qui m'est arrivé est extraordinaire, proche de la science-fiction. J'ai vu mon groupe sanguin changer, je suis passé d'A+ à O+. Des cellules souches sont passées par mes veines et sont rentrées dans mon os pour nettoyer une moelle pourrie. Évidemment que dans mon esprit, ç'a donné des images.  

J'ai dû me figurer les changements à l'intérieur de mon corps,  trouver des équivalents visuels. Tout ce qui m'est arrivé, ça ne se voyait pas. Pas plus que la solitude, la terreur et la culpabilité, rien ne se voyait.

La culpabilité ?

Quand on projette sa propre mort, le sentiment durable qui arrive après la panique totale est la culpabilité. La culpabilité par rapport à mes enfants, à ma conjointe, à mes parents. Pas question que je meure avant mes parents, on ne fait pas ça à ses parents. Surtout qu'avec mon père, nous avons été hospitalisés au même moment.

Aujourd'hui, 100% du fluide qui coule dans vos veines est le sang de votre sœur. Vous dessinez ce don comme si, d'une certaine façon, vous aviez fusionné. C'était une idée refuge que celle d'habiter ce corps qui vous lâche à deux ?

Ç'a été d'un grand secours à chaque fois que j'avais mal, que les chiffres me disaient que ça n'allait pas. Comme je n'ai pas eu le secours de Dieu, j'ai eu celui de ma sœur. Dans les mauvais moments, j'utilisais la méthode Coué, m'exhortant à vaincre la maladie, encourageant Corinne que je voyais à l'intérieur de moi-même ; en train d'essayer de tout nettoyer, d'assainir. J'incarnais tout, les cellules ; jusqu'au greffon qui a eu du mal à prendre. Je l'ai totémisé aussi, pour avoir quelqu'un à détester, à implorer, avec qui dialoguer.

Quels échanges avez-vous eus avec vos lecteurs après la publication de Sang neuf  ?

À l'écriture, j'ai surtout vérifié que je ménageais un minimum le lecteur et j'ai évité d'être trop cryptique. Je n'imaginais cependant pas la gratitude des personnes qui ont vécu des choses similaires, ainsi que l'empathie de celles et ceux qui n'ont pas subi quelque chose comme ça. J'ai eu le privilège de pouvoir raconter ce qui m'est arrivé de me décharger. Je ne pensais pas que ç'aurait pu aider, toucher des gens.

Comment raconte-t-on une nouvelle histoire après avoir rendu un travail aussi intense ?

Ça me met dans une certaine difficulté. J'avais prévu de finir la série Le reste du monde [le tome 1 est paru aux éditions Casterman en 2015 ndlr] — qui était ma meilleure série, en rajoutant deux livres après le 4ᵉ tome. C'est dur de revenir à la fiction après Sang neuf, qui était une expérience aussi exaltante, cathartique.

Je n'avais jamais livré de récit aussi autobiographique, parce que pour l'instant, il ne m'était — à mon sens — rien arrivé. Je ne sais pas comment retrouver le niveau d'intensité que j'ai eu avec ce livre. Je ne parle pas forcément de récits lugubres, au contraire, je vois Sang neuf comme un bouquin très solaire, avec de l'espoir. On ne découvre pas de la lumière plus belle qu'après un tunnel particulièrement noir. Il faut seulement accepter de traverser le tunnel. 


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