Une ingénue sort du couvent pour se marier et mener une existence emplie de trahisons et de désenchantements. Maupassant inspire Stéphane Brizé pour un récit ascétique situé dans un XIXe siècle étrangement réaliste, et habité jusqu'à la moelle par Judith Chemla.
« Plutôt que de tourner “l'adaptation” d'Une vie, Stéphane donnait l'impression de vouloir réaliser un documentaire sur les gens qui avaient inspiré Maupassant ; de faire comme si l'on avait la chance de retrouver des images d'époque, certes un peu différentes du livre : Maupassant ayant pris des libertés et un peu romancé ! » Jean-Pierre Darroussin, qui incarne le père de Jeanne — un hobereau quasi sosie de Schubert —, a tout dit lorsqu'il évoque sa compréhension du projet artistique, voire du postulat philosophique de Stéphane Brizé.
Il y a en effet dans la démarche du réalisateur une éthique de vérité surpassant le classique désir de se conformer à la véracité historique pour éviter l'anachronisme ballot. Nulle posture, mais une exigence participant du conditionnement général de son équipe : plutôt que de mettre en scène le jeu de comédiens dans l'ornière de la restitution de sentiments millimétrés, Brizé leur fait intérioriser à l'extrême le contexte. Ils éprouvent ainsi le froid ambiant sans recourir à un vêtement contemporain pour s'en prémunir, ou s'éclairent à une lumière exclusivement dispensée par des bougies...
Un film “nature”
Si l'on accepte bien volontiers par habitude que les “films d'époque” intègrent au moins une séquence dansée ainsi que de la musique à profusion — histoire d'ancrer le récit dans un passé de convention —, on admettra sans aucune difficulté le parti pris de sobriété choisi par Brizé. Il favorise l'attachement des personnages aux choses de la terre, les saisons qui rythment leur existence de petits nobles exploitant des fermes et l'omniprésence de cette nature craquant, bruissant, frémissant — qui façonne en somme la bande sonore de ce film à voix basse. L'isolement de Jeanne apparaît plus vaste encore dans ce décor, et son inéluctable dépouillement intérieur, sans qu'il soit utile de le souligner par des adjuvants artificiels.
Précis dans ses ellipses, Brizé soustrait des agonies inutiles, des années ou des personnages, mais maintient les attentes nécessaires. Il offre à Jeanne le privilège de son attention (donc, de la nôtre) puisqu'elle reste toujours à portée de souffle ou de regard ; et à Judith Chemla “d'être” un personnage durant vingt ans pour faire d'une vie étriquée, un sépulcre de souffrance.
Une vie de Stéphane Brizé (Fr-Bel, 1h59) avec Judith Chemla, Jean-Pierre Darroussin, Yolande Moreau...