Ben Stiller passe à la vitesse supérieure en tant que réalisateur avec ce modèle de comédie romantique d'une classe visuelle permanente, où il s'agit de faire d'un héros du quotidien le vestige d'une époque en train de disparaître.Christophe Chabert
Que se serait-il passé si Walter Mitty, plutôt que d'envoyer un poke sur un site de rencontres à sa collègue de bureau, l'avait simplement abordée dans la vraie vie ? Rien d'exceptionnel sans doute, et c'est sur ce gouffre initial que se bâtit toute l'ampleur romanesque mais aussi toute la philosophie de La Vie rêvée de Walter Mitty, cinquième film de Ben Stiller derrière une caméra, le plus abouti, le plus étonnant aussi. Mitty, que Stiller incarne avec un sens exceptionnel du tempo qu'il soit comique ou dramatique, est un monsieur tout le monde tel que Capra aimait les peindre.
De Capra à Capa, il n'y a qu'un pas que le film franchit en le faisant travailler au service photo de Life, institution de la presse américaine sur le point de déménager en ligne, décision prise par une bande d'idiots cravatés et barbus — c'est tendance — entraînant le licenciement d'une partie des salariés. Mitty doit gérer l'ultime couverture du journal, réalisée par un photographe légendaire et solitaire, lui aussi aux prises avec la grande mutation du XXIe siècle : il refuse le numérique et n'aime que l'argentique. Sauf qu'il n'a pas fait parvenir le cliché qui devait illustrer le numéro et Mitty va tout faire pour le récupérer — tout en cherchant aussi à séduire sa fameuse collègue.
Numériques et périls
L'adresse avec laquelle le scénario, qui s'inspire d'une comédie hollywoodienne des années 40, fait tenir ensemble toutes les intrigues est en soi remarquable. Mais, surtout, chacune reproduit à son échelle la grande question posée par le film : qu'est-ce qui est définitivement en train de se perdre dans la révolution numérique ? Les rapports amoureux, la presse papier, la pellicule et, plus globalement, l'appréciation de l'instant présent, du moment unique qu'on ne doit pas rater ou remettre à plus tard. Car si le virtuel ouvre tous les possibles, il peut aussi n'en actualiser aucun. Le talent de Stiller consiste à ne pas faire de cette inquiétude la matière d'une rumination nostalgique, mais d'en extraire ce qui contribuera à la santé débridée d'une comédie romantique et aventureuse, participant d'un nouvel optimisme hollywoodien dans la lignée de We bought a zoo.
Mitty s'est construit sur un vide, celui du père, dont il n'a jamais vraiment porté le deuil mais dont la mort a mis en berne ses envies d'ado voyageur, le poussant vers une vie morne dont il ne s'échappe qu'en rêvant à des exploits délirants. On se souvient que Tonnerre sous les tropiques s'ouvrait par une pub bidon et trois fausses bandes-annonces qui posaient les personnages principaux du film, idée géniale et complètement raccord avec les flux d'images contemporains, détournés pour leur rendre une puissance narrative. Dans La Vie rêvée de Walter Mitty, ces détournements ont lieu à même la chair du récit, illustrant les fantasmes du héros comme autant de parodies exécutées avec un soin maniaque. Ainsi, le combat dans les rues de New York n'a rien à envier niveau spectacle à celui de Avengers...
Le film va, en suivant le trajet de son personnage, progressivement réunir le rêve et la réalité, notamment en l'envoyant au Groenland puis en Islande, où il vivra de vrais périls aux abords du volcan Eyjafjallajokull — toute cette partie, par sa mise en scène constamment inspirée et précise, tournée qui plus est sur les lieux mêmes avec une équipe technique islandaise, envoie à la poubelle la médiocre comédie éponyme avec Dany Boon. Dans un dernier mouvement encore plus fou, Stiller brouille définitivement tous les repères en s'offrant un pastiche d'Into the wild où l'objet de la quête n'est rien d'autre que... Sean Penn en personne !
Comédie classe A
C'est sans doute ce qui étonne le plus dans La Vie rêvée de Walter Mitty : comment Stiller s'empare du cinéma contemporain pour le fondre dans un nouveau classicisme dont la qualité première serait la classe absolue. Dès les premiers plans, splendides compositions qui isolent le personnage dans un environnement aseptisé et silencieux, on sent Stiller sur les traces d'un Blake Edwards, pour qui la comédie n'a jamais été du drame au rabais. La tenue formelle de Walter Mitty impressionne d'autant plus qu'elle provient d'un acteur passé derrière la caméra — même si, de Wes Anderson aux Farrelly, Stiller est allé dans les meilleures écoles. Cette double casquette est en fait ce qui lui donne un supplément d'âme : tous les comédiens sont admirablement dirigés, parfois dans leur emploi type — Adam Scott en patron arrogant et imbécile — parfois à rebours de leur image — Kristen Wiig se révèle une grande actrice romantique.
L'humain ne pouvait de toute façon être relégué au second plan d'un film qui ne croit qu'en lui et qui cherche in fine à le remettre au cœur de l'image. Ainsi, la voix téléphonique qui vient régulièrement faire le point sur l'avancée du "profil" de Mitty finit par débarquer en chair et en os dans le récit, sauveur providentiel qui n'en a pourtant aucun des atours, sinon celui de la générosité et de la bienveillance. Lui aussi sort du virtuel pour rappeler, comme Stiller le fait tout au long du film, que le meilleur moyen pour accéder à la vérité des êtres et non à leurs avatars idéalisés, c'est encore de leur parler droit dans les yeux.
La Vie rêvée de Walter Mitty
De et avec Ben Stiller (ÉU, 1h50) avec Kristen Wiig, Adam Scott, Sean Penn...