La Rumeur fête ses dix ans, son sixième album, et ses cinq ans de procédure contre l'ancien ministre de l'Intérieur qui poursuit un de ses membres pour diffamation envers la police. Mardi prochain, la Cour de cassation confirmera la relaxe prononcée à deux reprises, ou cassera le jugement. Bernard de Vienne
Deux heures de flow rageur au Trabendo, le 5 juin dernier à Paris, ont couronné dix ans de scène d'un des groupes les plus politisés du hip-hop français – eux revendiquent l'appellation “rap de fils d'immigrés”. Dix ans d'un rap engagé qui dit vouloir revenir aux racines du genre : une « poésie vandale », activiste et contestataire, portée par quatre micros – Ekoué, Hamé, Philippe et Mourad – et deux DJ – Soul G et Kool M. « On a fait de la scène avec Philippe et Mourad pendant quelques années avant La Rumeur, mais ça ne dépassait pas le 78, se souvient Ekoué. La rencontre avec Hamé date de 97. Entretemps j'ai travaillé avec Assassins, c'étaient mes premières armes dans le monde professionnel. Puis on a volé de nos propres ailes. » Depuis, La Rumeur s'est bien propagée. Elle s'est vue faire de mauvais procès par des médias qui la connaissent peu. Ekoué interpelle au micro. « Je conseille à ceux qui nous accusent de racisme anti-blanc de venir voir notre public, multiracial comme nous. » Éclectique et chauffé à bloc : la salle connaît les refrains par cœur. Casey, invitée au goûter d'anniversaire, monte chanter On ne présente plus la famille, titre qu'elle a enregistré en duo avec Ekoué en 2006. Serge Teyssot-Gay, guitariste de Noir Désir, vient relayer les DJs avec un son électrique qui commençait à manquer dans le paysage musical. Le groupe bordelais s'est intéressé à La Rumeur en 2002. « Ils étaient tombés sur un article concernant la plainte du Ministère. Ils ont écouté nos disques et ont vraiment apprécié, et nous ont ouvert leur scène lors de gros concerts à Paris. »
Obstinés
Le 30 avril dernier, La Rumeur a sorti Du cœur à l'outrage, album qu'ils considèrent comme le plus abouti, le plus sombre, le plus percutant de leur carrière. Album autoproduit, à la marge de l'industrie (ils ont quitté leur maison de disques en 2002) et des grosses radios. La détestation de Skyrock, « qui a mis le rap sur le trottoir », leur avait inspiré Nous sommes les premiers sur le rap en 2003. La Rumeur stigmatise « les démarches putassières » des groupes prêts à se vendre pour un label ou une radio. À leurs yeux, rien de tout cela n'est indispensable : « On est un groupe qui vend en moyenne 50 000 exemplaires, on produit nos propres magazines, on s'en porte pas plus mal », assène Hamé. Ekoué ironise : « Skyrock avait porté plainte contre moi à cause d'un article appelé Ne sortez pas sans votre gilet pare-balle, dans lequel je dénonçais le pourrissement de la culture hip-hop. Ils m'ont poursuivi pour appel au meurtre, mais le parquet n'a pas jugé bon d'instruire.
5 ans de tracas judiciaires
« Les rapports du Ministère de l'Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu'aucun des assassins n'ait été inquiété. » Sa notoriété hors du monde du hip-hop, La Rumeur la doit en grande partie à cette phrase, et à un ancien 1er flic de France devenu président. La plainte déposée par Nicolas Sarkozy contre Hamé en juillet 2002 a, elle, bien été instruite. « En 2002, c'était la période “tout Sarkozy”, avant le Kärcher, avant les racailles », rappelle Ekoué. La 17e Chambre du Tribunal Correctionnel a vu passer plus d'un groupe de rap. Mais le procès qui oppose La Rumeur au Ministère de l'Intérieur est le plus politique du genre. Le 13 juin sur Canal +, Hamé en a résumé l'enjeu : « Si nous vivons dans une société qui poursuit davantage ceux qui dénoncent les brutalités policières que ceux qui les commettent, à ce moment-là oui, c'est un honneur d'être inculpé. » Les propos qui lui valent d'être poursuivi depuis cinq ans sont extraits d'un article, L'insécurité sous la plume d'un barbare, paru dans un fanzine distribué avec l'album L'ombre sur la mesure. Hamé, estime le ministère, « porte atteinte à l'honneur et à la considération de la police française ». Le rappeur fait venir des historiens à la barre, cite les noms de victimes devant ses juges. En 2004, il est relaxé. Villepin a remplacé Sarkozy Place Beauveau. Le procureur fait pourtant appel en avril 2005, toujours sous Villepin. Le 22 juin 2006, La Rumeur est relaxée à nouveau. Le Ministère se pourvoit en cassation. La cour devait statuer le 13 juin dernier, mais l'audience a été repoussée au 26 juin, « pour des raisons techniques », à en croire le Ministère de l'Intérieur. Maître Dominique Tricaud, défenseur du groupe, se demande lui « si le foin médiatique au milieu des élections, ça n'a pas motivé le report. Si cet arrêt confirme la cour d'appel, ce sera le premier échec de Sarkozy dans un univers où personne ne le conteste. Monsieur Sarkozy n'a pas envie que cette affaire sorte trop vite ». Le matraquage anti-repentance de ces derniers mois rend le discours de La Rumeur d'autant plus détonnant. « À partir du moment où tu veux te construire, il faut se repentir, avance Ekoué. Il ne s'agit pas de s'autoflageller, mais si on omet de narrer l'histoire telle qu'elle s'est déroulée, on vivra dans une société communautarisée. On n'empêchera pas des historiens, des jeunes de travailler sur ces sujets difficiles. Le révisionnisme, c'est le cancer de la France. On doit regarder l'histoire en face et l'assumer pour éviter que ça recommence. »
La Rumeur
Album : “Du cœur à l'outrage“ (La Rumeur Records)