Un spectacle sur le nucléaire pourrait être rébarbatif ou trop technique. "Avenir radieux, une fission française" de Nicolas Lambert est tout le contraire : un documentaire théâtral passionnant qui plonge les spectateurs dans les arcanes de la politique nucléaire française tout en prenant soin de ne jamais les perdre en route. Pleins d'enthousiasme, on est partis à la rencontre de son interprète et metteur en scène, déjà à l'origine de l'explosif "Elf, la pompe Afrique".Propos recueillis par Aurélien Martinez
Un artiste est libre de se pencher sur le sujet de son choix, du plus intime au plus politique. Le metteur en scène et acteur Nicolas Lambert, formé à la philosophie et adepte d'un « théâtre de l'action », a décidé de se confronter aux maux récents de la politique française que sont selon lui le pétrole, le nucléaire et l'armement. Le pétrole, c'était en 2004 dans Elf, la pompe Afrique, premier volet de sa trilogie qui rencontre toujours un grand succès. Avant un dernier volet sur l'armement (qu'il écrit en ce moment), il présente cette semaine dans trois salles de l'agglo Avenir radieux, une fission française, spectacle de 2011 centré sur la thématique du nucléaire. Avec une rigueur journalistique implacable et un sens de l'interprétation efficace, Nicolas Lambert incarne sur scène une vingtaine de protagonistes de l'histoire nucléaire française, des hommes politiques (VGE, Sarkozy, ...) aux technocrates dévoués, en passant par divers personnages de l'ombre (les plus intéressants). Une aventure intelligente, qui appuie avec finesse là où ça fait mal, sans tomber dans le piège du tract grossier.
Avenir radieux, une fission française est le second volet de votre trilogie bleu blanc rouge, dite « trilogie du terroir »...
Nicolas Lambert : Oui. Ces trois sujets – le pétrole (bleu), le nucléaire (blanc) et l'armement (rouge) – me semblent importants et omniprésents en France, alors qu'ils sont très mal pensés. On ne donne pas aux citoyens les éléments pour comprendre en quoi ces sujets interviennent dans la vie de tous les jours. On en a un bon exemple en ce moment : la crise malienne. Avec l'armement des uns et des autres, avec le nucléaire parce qu'il s'agit aussi de sécuriser les routes pour l'uranium dont la France fait usage, et enfin avec le pétrole – on est dans un domaine où là aussi il est question de sécuriser nos approvisionnements. On peut donc se demander : sommes-nous face à quelque chose qui nous a été dérobé à un moment donné – avec l'idée que l'on avait le pouvoir en tant que citoyen et que, petit à petit, l'industrie et les politiques nous l'ont confisqué ? Ou tout simplement, seraient-ce des domaines qui n'ont jamais atteint la démocratie ? Des domaines qui seraient réservés à un tout petit nombre de personnes ? Je tente de répondre à ces questions dans le spectacle. Pour ce qui est du nucléaire, j'essaie par exemple de montrer qu'un homme, qui fait partie du Corps des mines, l'un des grands corps d'État, a décidé et pris des directions que le personnel politique, quel qu'il soit, n'a eu qu'à valider.
Et cet homme, c'est l'ingénieur et homme politique français Pierre Guillaumat (1909 – 1991), omniprésent dans le spectacle...
Oui, en effet. C'est lui l'auteur de la politique nucléaire française...
Et pas forcément les hommes et les femmes politiques que l'on élit, ces derniers maîtrisant mal le sujet du nucléaire, comme l'on s'en rend compte lors de chaque élection...
C'est en effet très surprenant, et a-démocratique. Je m'explique : on délègue à des gens le pouvoir de décider, mais ces gens-là décident-ils en connaissance de cause ? C'est un fait à interroger. On trouve normal et légitime de confier ces choses à d'autres, comme les politiques, qui sont censés les piger, du fait de leurs compétences universelles épatantes ! Ils les ont peut-être, mais je ne suis pas certain qu'ils aient eux aussi tous les éléments pour le faire.
Votre travail consiste à donner des clés au spectateur...
Je pense que si l'on n'a pas un certain nombre d'éléments en main, on ne peut pas se poser de questions. Des questions auxquelles je n'ai pas forcément de réponses ! Je m'efforce simplement d'avoir un regard de péquenot moyen. Je ne viens pas de l'intérieur du système pour l'exploser – ça pourrait d'ailleurs être très intéressant que quelqu'un le fasse. J'utilise simplement mon temps de cerveau disponible pour essayer de piger ça, et le soumettre au public dans des spectacles. Car mon boulot reste de faire des spectacles, avec ces recherches journalistiques.
Vous partez ainsi d'un fait d'actualité : en 2010, la Commission nationale du débat public a organisé une série de débats sur l'utilité et les modalités de la construction d'une deuxième centrale nucléaire de type EPR en France, sur le site de Penly, en Seine-Maritime...
C'est un exemple assez édifiant. À l'époque, ils ont lancé ce que l'on appelle en France un débat public. Un machin où l'on explique que là, oui, on est en plein exercice démocratique, qu'on est en train de débattre avec des gens pour savoir s'ils veulent ou non de ce grand projet. Dans mon spectacle, je montre la forme, ce qui peut permettre au public de se faire une idée sur la validité de l'exercice démocratique de cet objet qu'est le débat public. C'est quand même assez proche, sinon du foutage de gueule, au moins d'un exercice de manipulation très douteux. Bien sûr, c'est une opinion, et c'est toujours très brutal de dire ça comme ça, mais je prends le temps sur scène de montrer les rouages pour que le public puisse se faire sa propre opinion. J'éclaire un certain nombre de choses qui me semblent défectueuses, car en l'occurrence, c'est une aventure qui est le contraire de ce qu'il annonce !
Vous insistez bien sur le fait que vous ne livrez que des faits...
Ce sont des spectacles dans lesquels je ne pense pas donner mon point de vue... Il m'arrive de le donner, et donc à ces moments-là je sors de scène. Et encore, je reste à l'état interrogatif, je suis très peu affirmatif.
Avenir radieux, au vu de sa construction et de sa forme, peut finalement être défini comme une sorte de documentaire théâtral...
Il y a des documentaires radio, des documentaires ciné, des documentaires en papier... Le principe de ces trois spectacles est d'essayer de voir si l'on peut faire de vrais documentaires en théâtre. Je suis le média, le seul filtre. Je vais chercher l'info, je la choisis, je mets bout à bout un certain nombre de faits, et je les réinterprète devant le public... C'est un documentaire où je montre des documents. À l'époque où j'ai commencé ce travail, il me semblait que le théâtre ne s'intéressait plus au réel. Ce qui, on dirait, a changé depuis quelques années.
Un documentaire qui porte un regard très critique sur le nucléaire...
Bien sûr. Il est très violent d'entendre le créateur de la bombe atomique répondre, quand on lui rétorque après Tchernobyl qu'il avait toujours dit qu'il ne pouvait pas y avoir d'accident dans une centrale : "ah bah oui, finalement, il peut y avoir des accidents". Et il rajoute : "tout comme il peut y avoir des accidents de bombes". Ça devrait nous interroger sur les dangers d'avoir choisi des options industrielles comme celles-ci.
Votre création est ainsi une forme théâtrale atypique, qui rencontre un certain succès, comme on a pu le voir avec Elf, la pompe Afrique...
En même temps, c'est très modeste comme succès. Effectivement, le spectacle précédent, on l'a joué plusieurs centaines de fois. Mais à la fin, ça ne fait que quelques dizaines de milliers de spectateurs. Ce qui est déjà formidable ! Il faut donc croire comme je le crois à l'homéopathie pour parler de succès là-dedans !
Avez-vous dans votre public des pontes du nucléaire qui viennent contester vos propos ?
Ce qui est très intéressant avec ce que l'on peut nommer les pontes du nucléaire, c'est que beaucoup de ceux qui aujourd'hui posent les questions les plus douloureuses sur le nucléaire viennent de ce milieu-là. Ce sont eux qui disent que ça ne va pas, qu'il faut que l'on arrête. Après, ils sont présentés par l'institution comme des fous ou des chevelus barbus... J'ai aussi un public au cœur du système, qui vient ne serait-ce que pour voir s'il faut autoriser ce type de spectacle... Comme tous les propos sont vrais, les noms le sont aussi. On peut comprendre qu'ils aient envie de se voir sur scène ! Et comme le spectacle respecte scrupuleusement ce qu'ils ont pu dire – le verbatim est imparable –, ils ne peuvent rien contester.
Avez-vous subi des pressions, les thèmes que vous évoquez étant classés secret défense ?
Généralement, c'est plutôt au niveau de l'écriture qu'il y a un peu de pressions, comme de petits courriers assez désagréables... Mais ça s'arrête là, comme mes spectacles sont blindés, dès l'origine. Il n'est pas question que l'on puisse en contester la validité ou la véracité.
Avenir radieux, une fission française, jeudi 7 février à 20h à l'Heure bleue (Saint-Martin-d'Hères), vendredi 8 à 20h30 à l'Espace Aragon (Villard-Bonnot), et samedi 9 à 20h30 au Jeu de Paume (Vizille).