Comment raconter une tragédie intime au sein de l'une des plus immenses et indicibles tragédies de l'histoire humaine (la Shoah) ? László Nemes s'y risque dans son premier long métrage. Grand Prix à Cannes.
Représenter la Shoah figure parmi les pires casse-dents pour un artiste, en particulier au cinéma. Trop peu montrer la réalité des camps d'extermination, c'est risquer d'en minorer l'abomination, voire de la nier à force de prendre des précautions : il faut avoir le sens de la symbolique comme Costa-Gavras dans Amen et être capable d'activer un hors-champ suffisamment puissant pour faire comprendre par l'absence ou à travers les réactions des observateurs directs, ce que la monstruosité provoque. Mais trop montrer, c'est encourir l'obscénité et la spectacularisation de l'horreur – soit sa banalisation.
Pendant près de trois quarts de siècle, les cinéastes ont rivalisé d'acrobaties éthiques pour parvenir à une mise en image digne dans des films à vocation historique. Peut-être parce qu'il appartient à une toute jeune génération, bien à distance des faits (il a 38 ans), László Nemes ose se servir de ce contexte douloureusement sacré pour y installer une fiction – qui n'a rien d'anodine. Membre des Sonderkommandos (ces détenus en sursis chargés de "l'entretien" des fours crématoires d'Auschwitz), Saul reconnaît son fils parmi les corps qu'il doit brûler. Avec obstination, indifférent à tous les risques, il le soustrait pour lui donner une sépulture...
Résister
Nemes nous colle aux basques de Saul pendant près de deux heures. Nous impose un cadre serré, oppressant. Nous imprime un mouvement continu, qui devient hypnotique, à travers des files interminables, des dépouilles désarticulées, des brasiers... Il faut peu de temps pour partager son état de sidération perpétuelle, l'horreur ayant été dépassée depuis longtemps. Saul, dont le nom de famille (Ausländer) signifie "étranger", est devenu à force étranger au monde qu'on l'oblige à arpenter, à ces règles immondes qu'il doit suivre. Enterrer son fils, c'est l'occasion de transgresser la machine et résister en retrouvant une partie de son intégrité volé.
Ces dernières années, la Hongrie ayant fait parler d'elle pour les positions autoritaires de son gouvernement concernant, au choix, la restriction libertés publiques ou l'érection de murs contre les migrants et réfugiés, il est presque réconfortant – si l'on peut dire – de voir qu'elle peut aussi donner naissance à un film aussi radical dans sa forme. Présentant sans ambiguïté et dans toute sa frontalité la Solution finale, mais montrant aussi la persistance du sentiment d'humanité, au sein du plus sombre chaos...
Le Fils de Saul
De László Nemes (Hon, 1h47) avec Géza Röhrig, Levante Molnár, Urs Rechn...