La Syndicaliste / Pour leurs retrouvailles après La Daronne, le réalisateur et son interprète ont soulevé un fameux lièvre radio-actif en retraçant le parcours de Maureen Kearney, victime puis accusée d'avoir inventé une agression alors qu'elle s'apprêtait à dévoiler à grande échelle les accords secrets entre Areva et la Chine. Rencontre avec le cinéaste et la comédienne, qui vient tout juste de finir un tournage avec Téchiné... et s'apprête à partir en tournée théâtrale.
Quel est votre rapport au syndicalisme ?
Jean-Paul Salomé : Sincèrement, ce n'est pas le syndicalisme qui m'intéressait, même si finalement, dans le cinéma, j'ai beaucoup travaillé dans des organisations qui ne sont pas des syndicats (parce que finalement en France on en a assez peu) mais qui sont des équivalents (j'ai été à l'ARP et à la SRF où j'ai milité pour le cinéma français). C'était le portrait de cette femme qui m'intéressait ; il se trouve qu'elle est syndicaliste. Le film n'est pas un film sur le syndicalisme mais sur cette syndicaliste qui se trouve dans une position assez particulière, en tant que syndicaliste justement : chez Areva en 2012, le n°1 du nucléaire mondial. Cette femme représente plus de 50 000 personnes à un moment où le nucléaire a tangué. C'est pas l'image de la syndicaliste classique qu'on pourrait avoir dans des films plus sociaux.
Vous souveniez-vous du fait divers ?
Isabelle Huppert : Non pas du tout. Il y a eu à l'époque quand même des relais dans la presse, des articles... Moi qui lis beaucoup les journaux, je n'ai rien lu — peut-être que cela m'avait échappé.
Y a-t-il quelque chose dans ce personnage que vous n'aviez pas encore incarné ?
Isabelle Huppert : Peut-être pas, finalement. Si : une syndicaliste (rires) ! Ce qui la rend nouvelle et donc précieuse, c'est évidemment toute l'apparence physique que ça revêt. On n'a pas eu beaucoup d'imagination pour cela : on s'est à 1000% conformé au modèle que nous offrait généreusement Maureen Kearney, qui est elle-même blonde, maquillée et habillée d'une certaine manière, peu conforme à l'idée qu'on se fait d'une syndicaliste. Ce en quoi on a tort parce qu'en fait, je ne vois pas pourquoi il y aurait un prototype de la syndicaliste : la preuve c'est qu'elle est l'est. Elle dit d'ailleurs — je ne trahis pas ses propos — que cela a beaucoup alimenté la suspicion dont elle a été victime par la suite. Tout cela m'a permis de créer un vrai personnage de fiction alors que j'empruntais à sa réalité. Comme quoi les frontières entre la réalité et la fiction sont finalement très très poreuses... Sa réalité est devenue ma fiction à moi.
L'avez-vous rencontrée ?
IH : Elle nous a rendu visite deux fois sur le tournage, mais pas avant. Ni elle ni moi ne l'avons souhaité. De ce point de vue-là, on doit être un peu pareilles. Je rends gré à cette intelligence qu'elle a eue : après tout, le monde du cinéma est très éloigné d'elle ; elle aurait pu être craintive et exiger qu'on se rencontre. Je pense qu'elle a compris que le cinéma consistait à s'emparer d'un sujet puis à laisser les imaginaires se déployer.
De manière générale, comment “attrapez-vous“ un personnage ?
IH : Ça change : ça peut être une réplique, la constitution physique du personnage, la perruque, les lunettes ! Elles étaient très très importantes parce que Maureen a toujours des lunettes. Au cinéma, les lunettes aident la personne qui les porte à mieux voir mais n'aident certainement pas celui qui la regarde à voir mieux : ça trouble le regard. Ça peut agrandir l'œil, ça montre et ça cache quelque chose ; comme si tout d'un coup les lunettes devenaient l'exacte incarnation de ce qu'est une caméra, de ce qu'est le cinéma qui à la fois montre et cache. Les lunettes décuplent ce sentiment de trouble. Ça m'a beaucoup aidée. De sorte que la première fois que je les ai enlevées en tournant le film, j'étais un peu gêné : je sentais que mon regard n'était pas tout à fait le même, le maquillage n'était pas tout à fait le même non plus. Pour L'Ivresse du pouvoir, on avait emprunté des lunettes à Eva Joly. L'accent, on n'a jamais envisagé de le prendre. Ça pouvait rajouter quelque chose, le fait qu'elle soit irlandaise et qu'elle parle avec un accent assez prononcé, mais ça compliquait quand même beaucoup de choses.
Et puis, dans la mythologie de l'éternel féminin au cinéma, outre la blondeur hitchcokienne, il y a aussi le rouge à lèvres qui ici prend une sur-signification parce que, après l'agression tout d'un coup, c'est à la fois le masque ou l'arme qu'elle déclenche pour se protéger, mais qui va être sujet de toutes les interprétations. Ce petit geste devient un geste essentiel qui la fait soupçonner d'être vraiment une “mauvaise“ victime parce qu'elle a le courage de se remaquiller, parce qu'elle le fait dans un moment un peu étrange, à l'hôpital, devant le médecin. J'ai beaucoup aimé ce côté un peu insolite.
Avoir joué une situation d'agression similaire dans Elle vous a-t-il été utile pour ce film ?
IH : Je n'y ai pas particulièrement pensé, mais effectivement tout m'y ramène : beaucoup de gens comparent les deux films dans l'idée qu'elle ne se comporte pas comme une victime. Mais au fond, je ne sais pas ce qui serait une “bonne” victime. Ce sont des schémas un peu discriminatoires qui voudrait qu'on se conforme à un type de réactions qu'il “faut” avoir versus un autre qu'il ne faut pas avoir... En ce sens, elles sont forcément comparables : l'une l'assumant plus que l'autre, mais c'est une manière de ne pas être victime dont elle est totalement maîtresse, puisque c'est elle qui fabrique tout et qui décide d'elle-même d'être sa propre justicière. Ici, évidemment, elle subit le fait d'être considérée comme une mauvaise victime.
Vous adoptez un choix de mise en scène et de réalisation très forte : celui d'une objectivité qui permet le de conserver le doute. Quand avez-vous pris cette décision ?
JPS : Pas tout de suite. C'est en en parlant avec Isabelle Huppert et en avançant dans le travail scénaristique que je me suis posé la question — humainement — de rendre palpable ce doute (qui a existé) et de comment le faire comprendre aux spectateurs. On est passé du stade “montrer le doute“ à “ressentir le doute“. Il fallait qu'on le franchisse pour mettre le spectateur dans cette position inconfortable. C'est également une manière plus fine de montrer le regard des hommes — au lieu de les montrer en train de douter parce que ce sont des hommes et basta. Peut-être que le personnage en face d'eux, par certains détails, par des petites choses, pouvait susciter le doute — après les autres s'y sont engouffrés assez facilement.
Il fallait montrer comment le doute est créé, comme il circule et se nourrit lui-même et comment le personnage de Maureen Kearney, à son corps défendant, alimente ce doute, c'était une histoire de dosage... Mais le spectateur devait faire partie de cette équation et qu'il n'en soit pas seulement spectateur. Quand on a décidé que le regard du spectateur était DANS l'équation, ça a changé le scénario, l'optique du film. J'avais la comédienne idéale pour interpréter la part d'ambiguïté de manière sensible, précise et parcimonieuse. Enfin au montage, on a pu gommer ou doser certaines choses. Ça s'est donc fait en trois temps. Créer ce doute, je crois que c'est le truc le plus dur que j'ai fait de ma vie. Je m'en aperçois dans les discussions publiques, ça marque beaucoup les gens, ça les interpelle et ça les met mal à l'aise... C'est la force du cinéma...
Comment avez-vous contribué à cette fabrication du doute ?
IH : La meilleure façon de rendre justice à cette histoire, c'est justement de prêter le flanc aussi bien à ceux qui la croient qu'à ceux qui ne la croient pas. Tout l'enjeu, et tout le drame qu'elle a vécu, c'est cette double peine : non seulement l'agression mais après, la suspicion dont elle est victime — d'avoir tout inventé. Ce qui était intéressant, c'était de donner un peu de corps à cette suspicion. Ceux qui ne la croient pas la voient d'une certaine manière alors qu'elle est la même pour tout le monde. Mais elle est perçue de manière différente. Donc j'ai essayé à la fois de prendre le visage de ceux par qui elle était perçue dans la vérité, et de ceux par qui elle était perçue dans le mensonge.
Savez-vous si le film a fait du bien à Maureen Kearney. A-t-elle encore peur ?
JPS : On en a reparlé récemment, elle m'a dit qu'elle n'avait plus peur. Elle a fait un gros travail avec un psychothérapeute spécialisé des traumas de guerre sur des soldats à l'hôpital Beaujon qui lui a permis de passer outre et de gérer cette situation au mieux — d'accepter de vivre avec, en tout cas. Par rapport au film, ça a été très violent la première fois qu'elle l'a vu parce que c'était toute l'antithèse de tout le travail qu'elle avait fait justement : rendre concrètes les images traumatisantes, se voir revivre des situations qu'elle les avait vécues de l'intérieur dans un état de sidération totale. Donc tout d'un coup, les revoir sur un écran, avec le fait qu'Isabelle lui ressemble énormément, ça l'a bouleversée. D'autant que l'histoire est proche : le deuxième procès a eu lien en 2017, ce n'est pas très loin. Ensuite, je sais que Maureen a refait son travail avec son thérapeute et m'a demandé un mois après à revoir le film, en salle avec des spectateurs.
Elle l'a revu comme ça deux-trois fois lors d'avant premières dans des festivals. Et je suis sûr que le fait de voir comment les spectateurs appréhendaint cette histoire, leur empathie, les interrogations que ça faisait naître chez eux et leur révolte, ça l'a beaucoup rassurée sur le film et sur sa portée. Et quelque part, ça fait partie de ce travail de “deuil” même si elle en gardera toute sa vie une cicatrice ; en tout cas elle a retrouvé une distance. Le film est le plus grand vecteur, pour faire connaître son histoire, elle en a pris conscience, elle compte bien s'en servir au maximum.
Les “amicales pressions” qui commençaient à peser sur le film quelques semaines avant la sortie ont-elles été mises en sourdine ?
JPS : (sourire) Je suis prudent. En tout cas, il y a eu des accords trouvés avec les parties qui se sont manifestées. Visiblement les avocats des uns et des autres se sont entendus pour que le film sorte dans sa version, et que les spectateurs puissent juger par eux-mêmes — je crois qu'il y a des cartons qui vont ajouter des détails au début et à la fin du film sur le rapport à la fiction, à la vision de l'auteur sur cette histoire...Ça s'est un peu agité, ce qui est rassurant sur la forme du cinéma, finalement. Au moment où on dit que le cinéma est mort, on se rend que... pas tant que ça, finalement, vu que ce film suscite des réactions, alors qu'auparavant, les personnes qui étaient incriminées et nommées ne s'étaient manifestées ni sur le livre, ni sur les documentaires, ni sur les émissions de radio. Ce qui veut dire que le cinéma faire bouger, je ne sais pas, mais en tout cas peut toucher plus.