Interview / Tourné loin de sa Bretagne natale, entre Paris et la Savoie, Le Lycéen n'en est pas moins le film le plus intime de Christophe Honoré. On y retrouve des préoccupations anciennes, hantant toute son œuvre, mais aussi des nouvelles figures devant la caméra (Juliette Binoche, Paul Kircher) comme derrière (Yoshihiro Hanno). Conversation avec le réalisateur...
Le Lycéen donne l'impression qu'il n'aurait pas pu advenir plus tôt dans votre carrière ; qu'il fallait la dizaine de films et de romans qui l'ont précédé pour voir le jour, mais aussi pour que vous y figuriez comme interprète dans le rôle de la transposition de votre père...
Christophe Honoré : On a toujours une réserve de films en tant que cinéaste — toute carrière de cinéaste est plus faite par des films jamais tournés que par des films tournés. C'est vrai que l'idée de faire un film où les émotions de mon adolescence étaient le terrain de la fiction... je pense que chaque cinéaste a à un moment envie de se retourner vers son adolescence. Moi j'ai peut-être un peu traîné à le faire parce que c'était un moment plutôt éprouvant, très marqué par la disparition de mon père. J'ai attendu et c'est presque le théâtre qui m'a permis de faire ce film. Pendant que je répétais une pièce qu'on a jouée à Lyon, aux Célestins — qui s'appelait Le Ciel de Nantes et qui était une projection de moi cinéaste, avec la famille qui me fait un procès, en gros, parce que j'avais pas tourné le film sur cette famille — ça m'a donné l'élan pour ce film-ci. Les deux projets se sont construits en parallèle, et aujourd'hui je les vois un peu comme une sorte de diptyque ; ils se répondent beaucoup.
Quant à jouer le rôle du père... Il y a une part du film qui part de ma mémoire mais c'est vraiment un film que j'ai voulu projeter dans le aujourd'hui, en faisant le portrait d'un jeune homme d'aujourd'hui. Et ce n'est pas du tout un film nostalgique. Si vous vous souvenez de la série Tous les garçons et les filles de leur âge par exemple, où des gens comme Assayas, Téchiné ou Patricia Mazuy avaient filmé leur adolescence, moi je ne voulais pas ça. Mais partir des émotions et faire juste le portrait d'un jeune homme d'aujourd'hui. Aujourd'hui, je suis une espèce de père famille derrière son volant ; c'est une manière d'assumer de ne plus être cet adolescent-là, de ne pas être complaisant face à mes souvenirs d'adolescent. D'un point de vue beaucoup plus personnel, ce n'est pas que ça bouclait quelque chose pour moi, mais c'était important d'essayer d'incarner mon père près de 40 ans après.
Vous avez quand même tourné autour du sujet en signant beaucoup de romans d'apprentissage, au sens propre du terme...
Je crois que c'est vraiment partagé par beaucoup de cinéastes qu'on va ranger plus dans un “cinéma d'auteur” - c'est une assez bonne définition du cinéma d'auteur. Ce sont des films en général qui répondent à la vie d'une manière ou d'une autre. Il y a une période de notre vie en fait qui est le point de départ de toutes les fictions. C'est sûr que la disgrâce, l'abandon, la fin de l'idylle, le manque... Ça caractérise beaucoup mes personnages et pas seulement le personnage je joue. Paul Kircher dans ce film, c'est aussi l'irruption du tragique d'une mort accidentelle. L'abandon est, de manière plus large encore et évidente, quelque chose auquel je pense, mon imaginaire me ramène toujours. Dans les films que j'ai faits avant, il y a déjà ces sentiments qui sont exprimés ; mais ici, ils sont exprimés certainement avec plus de frontalité et peut-être que pour ça il faut attendre d'avoir fait un certain nombre de films, pour perdre un peu de pudeur — mais j'espère que le film est pudique malgré tout — et avoir moins peur d'être au cœur des émotions.
Le premier plan que vous avez tourné avec Juliette Binoche est celui où son personnage (la mère) annonce à celui de Paul Kircher la mort de son père. Ce n'est pas anodin ; est-ce un choix ou un hasard de plan de travail ?
Ça me faisait peur et je me disais que c'était une bonne manière de rentrer dans le film ; ce qui était compliqué, c'est qu'il y avait toute la famille — une quinzaine de personnes — et parmi ces gens-là, quelques-uns qui sont un peu des acteurs amateurs ou de la région et beaucoup qui n'ont jamais joué. Et qui se trouvaient soudain avec Juliette Binoche — forcément, ça les impressionne, ça crée un truc particulier ; en plus dans une atmosphère très particulière qui est celle d'un deuil dans une maison etc. Ce dont j'avais peur, c'est que soudain ils arrêtent au moment où Juliette débarque, pour la regarder jouer. Par moment, on sentait qu'ils étaient un peu plus spectateurs qu'acteurs de la scène.
C'était une grande journée parce que c'est un film qu'on a tourné en six semaines ; en même temps ça donne l'humeur. Et c'est assez étrange, mais les films où les scènes ont beaucoup d'intensité sont plutôt très joyeux en dehors. Dès que c'est terminé, à la cantine ou le soir, les gens sont très étendus et très joyeux et ça devient très facile.
On peut dire un mot de la musique ?
On peut tout à faire dire un mot de la musique ! (sourire) Il y a deux sortes de musiques dans le film : la musique originale, ce qui est étonnant, c'est qu'elle est d'un compositeur japonais que je n'ai jamais rencontré. J'avais repéré sa musique dans le film d'un cinéaste chinois que j'aime beaucoup, Jia Zhangke, qui avait fait Par-delà les montagnes. Cela faisait longtemps que je n'avais pas fait de musique originale — j'en avais fait beaucoup avec Alex Beaupain — et par la grâce des réseaux Internet qui ont aussi des vertus, je l'ai contacté très peu de temps avant le début du film Yoshihiro Hanno. Et comme on était en plein Covid, l'idée qu'il vienne était impossible, il m'a dit oui. On n'avait pas de scénario en anglais à ce moment-là donc je lui ai un peu raconté avec mon mauvais anglais l'histoire et je lui ai donné le dossier — je fais toujours un dossier avec beaucoup d'images etc. — et deux jours avant le tournage, il m'a envoyé quatre thèmes — je n'en espérais pas tant : pour moi, c'était un premier contact — qui sont dans le film et qui lui apportent une étrangeté, une espèce de cocon. Je les ai donnés à Paul et je les écoutais parfois sur certaines scènes... Cette musique a beaucoup participé à l'élaboration du film.
Et puis il y a les musiques additionnelles, les chansons. Et là, je voulais faire un précipité entre les chansons qui étaient plus liées à mon adolescence dans les années 1980 : Orchestral Manœuvres In the Dark ou la pop italienne, la chanson italienne que chante Paul dans le karaoké... Et puis quelques chansons plus d'aujourd'hui. Je voulais qu'il y ait un côté plus intemporel, comme dans la direction artistique, les costumes : on remarque les masques, tout ça se passe aujourd'hui, mais je voulais que le mouvement que j'avais eu, de regarder par-dessus mon épaule et en même temps celui de faire un film d'aujourd'hui, soit aussi inscrit dans le film, dans une frontière un peu incertaine. C'est comme ça, au fur à mesure, que le score du film s'est composé.
Vous avez évoqué le dossier artistique. Est-ce qu'il comportait déjà ce balancement entre bleu et le rouge que l'on retrouve sur l'affiche et qui donne sa lumière violette à l'image ?
Oui, c'était tout à fait délibéré. En fait, le premier mot que j'ai dit à mon chef-opérateur, c'est que je voulais un film à fleur de peau ; dans cette idée, je voulais vraiment qu'on travaille la carnation : une espèce de rosé. Donc on a défini et réduit la palette de couleurs : il n'y a pas de jaune, il y a très peu de vert... On est sur une espèce de gamme qui passe d'un rose très pâle à des magenta ou à des bleus. Ce genre de choix est très agréable pour l'ensemble de l'équipe parce que soudain tout le monde travaille ensemble : le chef déco, le chef costumier ont tous la même gamme de couleur et c'est comme si le film existait avant d'exister — ce qui est toujours très compliqué quand vous préparez des films. Parce que quand vous parlez avec le chef déco, en général, les autres ne sont pas là ; idem avec la costumière ou le costumier... Là, ça créait un lien. Je l'ai déjà fait dans d'autres films : dans Plaire, aimer et courir vite, c'est plutôt une gamme de bleus — c'était un film d'été mais que je voulais justement avec un traitement de film d'hiver. On a même parfois été assez loin par moment : on éclairé quelques scènes avec uniquement des lumières roses, quand il à est Paris et qu'il rencontre le jeune homme. C'est une couleur rarement utilisée au cinéma parce qu'elle est de la même couleur que la peau des comédiens et qu'elle ne crée pas de contraste. Là, Vincent Lacoste et Erwan Kepoa Falé, je leur ai mis deux pulls en cashemire très rose et ça crée une espèce de tendresse générale dans le film. Une chaleur un peu différente. Ce genre de choix, vous vous demandez après si ça ne va pas être too much, trop maniéré ; si ça ne va pas étouffer le film. Comme les situations restent malgré tout assez réalistes, jusqu'où peut-on intervenir dans la représentation du réel ? C'est toujours des paris...