Immanquable
★★★★☆Everything Everywhere All at Once
Propriétaire débordée d'une blanchisserie, contribuable désordonnée, mère et épouse dépassée, Evelyn Wang a le profil d'une personne ayant tout raté. Pourtant, dans une dimension parallèle, c'est son alter ego qui a découvert le voyage entre les multivers avant d'être assassinée par l'incarnation du Mal. Evelyn est donc réquisitionnée pour mener à bien ce que son double n'a pas achevé...
On le reconnaît volontiers, l'histoire n'est pas simple à raconter mais elle se suit avec une jubilation rare : Everything Everywhere All at Once étant une pure friandise pour les amateurs de cinémas. Oui, au pluriel car les Daniels (Scheinert é Kwan) pratiquent cette forme de spectacle totale et généreuse refusant le cloisonnement entre blockbuster étincelant et projet intello infusé de références auteuristes, de gags absurdes et de bricolages fous à la Spike Jonze ou Michel Gondry. Imaginez que Matrix rencontre Dr Stange, ou que Jackie Chan vienne chorégraphier les combats dans du Philip K. Dick sous la direction de John Carpenter, alors vous aurez peut-être un vague aperçu de ce que vous réserve ce festival à la réalisation virtuose. Capables de revisiter Wong Kar-wai, d'affubler Michelle Yoeh et Jamie Lee Curtis de doigts en forme de saucisses pour une scène saphique, les Daniels sont aussi des formalistes hors pair signant une œuvre impeccablement stylisée autour de la figure parfaite (et symbolique) du cercle. Visuellement satisfaisante et signifiante, cette construction à laquelle répond une direction artistique qu'on n'a plus vraiment l'habitude de savourer dans les grandes productions de divertissement, est un autre motif de réjouissance : elle donne envie au spectateur de revoir le film non pas idolâtrie panurgique mais pour en explorer les easter eggs dissimulés dans chaque recoin d'image.
Parlant chinois et anglais, de coming out et de misère sociale, de charge mentale comme de conflit générationnel ou de racisme sans que cela ne fasse prétexte, Everything Everywhere All at Once tient en plus la promesse folle posée par son titre. Dans un monde parallèle, on aurait adoré que ce blockbuster en puissance sorte début ou mi-août pour enthousiasmer les écrans estivaux (et leurs spectateurs). Il le fera à la rentrée, allez !
de Daniel Scheinert & Daniel Kwan (É.-U., 2h19) avec Michelle Yeoh, Ke Huy Quan, Jamie Lee Curtis...
★★★★☆ Avec amour et acharnement
Un couple se fracture après l'irruption d'un fantôme du passé. L'amour, l'amitié, la fidélité, la rancune montent dans un même bateau qui n'accepte habituellement que deux passagers. Cris et déchirures, étreintes et trahisons devant la caméra de Claire Denis.
Sarah et Jean forment depuis des années un couple uni. Elle est animatrice radio ; lui, ancien sportif, sur le point de redevenir agent après un passage en prison. Un matin, Sarah entraperçoit François, son ex- qui fut l'ami de Jean avant de quitter leur vie. François y revient doublement en proposant du travail à Jean et en regagnant le cœur de Sarah. Mais l'avait-il jamais perdu ?
Présenté à Berlin (où il a remporté l'Ours d'argent de la mise en scène), le premier des deux opus 2022 de Claire Denis — sa livraison cannoise, Stars at Noon, pourrait sortir avant la fin de l'année — déjoue les craintes nées de la réputation assez calamiteuse du roman dont il est adapté, Un tournant de la vie signé Christine Angot. Ladit Angot a d'ailleurs collaboré au scénario, à l'instar du dispensable Un grand soleil intérieur (2017), déjà porté par Juliette Binoche. Cela étant rappelé, la patte de la romancière n'étant ici pas spécialement visible, sa douloureuse aura personnelle ne contamine pas l'histoire qui gagne ainsi en universalité : Avec amour et acharnement tient de ces grandes tragédies contemporaines racontant comment une liaison amoureuse viscérale, mêlant emprise et sujétion, vient en surplomb fusiller une autre relation qui semblait solidement ancrée dans le marbre du temps. Il y a un côté bergmanien dans cette chronique hyper-verbalisé de la désagrégation d'un couple, où les silences sont énoncés et les coupures de paroles signalées. Un flot de mots qui ne parvient cependant pas à faciliter la communication entre les deux “légitimes” — tout juste à amoindrir la violence latente de leurs échanges — et laisse au finale dans l'incertitude de leur séparation définitive.
Un beau début
Parfois à la limite du “je“ et du“ jeu“ du fait d'une partition peu évidente, Binoche et Lindon livrent des moments troublants, paraissant eux-mêmes déstabilisés par le réalisme de la situation. Leurs frictions (pour user d'une litote) contrastent d'autant plus avec le début du film, offrant des images d'un paradis (qu'on pressent déjà perdu) des deux amants en vacances : plongeant dans des eaux céruléennes, nappées par la plus suave composition écrite par Tindersticks pour Claire Denis et superbement photographiées par Eric Gautier. Celui-ci capture également de façon saisissante les ambiances nocturnes — si importantes dans l'œuvre de la cinéaste — dans toute leur complexe duplicité : aussi mystérieuses et sensuelles que menaçantes
Il serait injuste de ne pas mentionner la figure semi-énigmatique, semi-perverse de François campé par l'incontournable Grégoire Colin, dont la présence fugace suffit à déséquilibrer une harmonie obtenu par sa temporaire disparition. Non seulement le personnage — antipathique — crée un trouble sournois lorsqu'il surgit, mais il subsiste indirectement en exerçant son empire sur Sarah.
Un bémol sur l'appendice narratif que constitue l'existence de “l'autre” famille de Jean et notamment ses tracas avec Marcus — son fils adolescent né d'une union précédente, vivant en banlieue auprès de sa grand-mère paternelle. Cette part de vie privée vise-t-elle équilibrer les séquences de vie professionnelle de Sarah que l'on voit à l'antenne de RFI, ainsi que sa vie secrète avec François ? À matérialiser le passé sentimental de Jean, à l'ancrer dans un contexte social et affectif ; à le montrer viscéralement attaché à sa ville d'origine, où il retourne obstinément faire ses emplettes ? Cette autre histoire en dit trop ou pas assez : elle pourrait être le ferment d'un autre film.
De Claire Denis (Fr., 1h56) avec Juliette Binoche, Vincent Lindon, Grégoire Colin...
À voir
★★★☆☆ La Dégustation
Jacques est caviste, cardiaque et renfermé ; Hortense généreuse, très investie dans l'associatif et en mal d'enfant. Tous deux sont célibataires et faits pour se rencontrer... à la faveur d'une dégustation, lorsque le vin délie les langues et les sentiments. À condition que l'aigreur du passé ne bouchonne pas le présent...
Auto-adaptation de la pièce à succès d'Ivan Calbérac avec sa distribution d'origine, La Dégustation scelle à l'écran les retrouvailles du couple de la comédie sentimentale dramatique Se souvenir des belles choses (2001). S'il y a ici aussi de la comédie, du sentiment et du drame, ce long métrage sortant pile au moment des vendanges tend plutôt vers une forme d'harmonie conjointe pour les deux protagonistes, prisonniers au départ de leur tour de verre respective. Bien sûr, l'hédonisme et la sensualité associés à la culture du vin (à consommer avec modération, toussa) créent les conditions idoines pour le début d'une relation — qui ne se déroulera pas sans heurts. Ce rapprochement de solitudes est tellement attendu qu'il ne constitue pas la principale surprise de l'histoire ; c'est du côté des héros qu'on la trouve, déjouant les caricatures auxquelles ils semblent se conformer : Hortense n'est pas la traditionaliste catho coincée qu'on suppose, Jacques l'égoïste qu'il se plaît à paraître. Enfin, il y a encore ici ce regard de Calbérac sur le monde de l'enfance, la parentalité et l'éducation. La bouteille n'est peut-être ici qu'un prétexte pour arriver à parler de galopins...
de Ivan Calbérac (Fr., 1h32) avec Isabelle Carré, Bernard Campan, Mounir Amamra...
★★★☆☆ Flee
Réfugié afghan vivant au Danemark depuis vingt ans, Amin a accepté de raconter sa vie à son ami Jonas. L'histoire de sa longue échappée, les périls qu'il a affrontés en passant par la Russie, mais aussi son homosexualité et sa vie d'aujourd'hui. Un documentaire mêlant animation et images d'archives...
Cristal du long métrage à Annecy en 2021, candidat malheureux à trois Oscar (entre autres récompenses internationales), ce film aura connu un parcours étrange en France : partiellement sorti en France, diffusé sur Arte en juin à l'occasion du dernier festival d'Annecy, puis sur la plateforme de la chaîne allemande jusqu'à la fin juillet, il accède enfin à tous les écrans hexagonaux au terme du mois d'août. Ce curieux (et paradoxal) itinéraire pour un film de cinéma fait écho à l'histoire d'Amin. Son témoignage vaut ô combien d'être relayé pour ce qu'il dit de la situation contemporaine de tous les réfugiés (qu'ils soient afghans, syriens, ukrainien, libyens, somaliens etc.), comme de l'acceptation de l'homosexualité (la sienne et celle des autres) : il illustre par l'exemple le concept de la résilience (dont on nous rebat souvent les oreilles à tort et à travers) puisqu'amie est devenu un universitaire reconnu et épanoui. Le bémol porte davantage sur la forme elle-même d'un film à la facture peu originale : l'animation dans le doc n'est plus (depuis que Valse avec Bachir a prouvé que c'était possible) un argument suffisant pour crier à la singularité ni à l'exploit.
De Jonas Poher Rasmussen (Dan.-Fr.-Nor.-Suè.-É.-U.-Zam.-Slo.-Est.-Esp.-It.-Fin.-, 1h23)...
À la rigueur
★★☆☆☆ Les Cinq Diables
Douée du mystérieux pouvoir de capturer les odeurs et de les fabriquer, la petite Vicky vit heureuse avec ses parents jusqu'au jour où Julia, la sœur de son père, débarque et rompt l'équilibre familial. Vicky synthétise l'odeur de Julia et se retrouve projeté dans le passé, à l'origine d'un drame ancien...
Comment ne pas penser à Shining ou à Dead Zone — et tout particulièrement à son adaptation par David Cronenberg — devant cette nouvelle réalisation de Léa Mysius ? Après l'excellent Ava flirtant avec le fantastique sans franchir réellement la lisière, Les Cinq Diables passe cette fois allègrement la frontière : l'irrationnel et la sorcellerie sont explicitement convoqués, assortis d'un petit paradoxe temporel qui ravira les nostalgiques des années 1980. Mais il manque des pièces pour que la mécanique soit parfaitement opérante ; d'autres sont en revanche sont carrément superfétatoires. Comme le flashback d'ouverture — cette fausse bonne idée d'incipit devenue vilaine habitude à force de contaminer la majeure partie des films — qui dévoile le mystère trop tôt. Ou le choix du peu intelligible Moustapha Mbengue, à qui il manque de surcroît une once d'expressivité. On se console avec Adèle Exarchopoulos et la découverte de la prometteuse Sally Drame.
de Léa Mysius (Fr., 1h35) avec Adèle Exarchopoulos, Sally Drame, Swala Emati...