À 102 ans, Manoel De Oliveira signe une fable fantastique et mélancolique où un jeune photographe tombe amoureux de l'image d'une fille morte. Un superbe film testament.Christophe Chabert
Alors qu'il peine à trouver le sommeil, hanté par l'image de la fille morte qu'il a photographiée et qui sèche sur une corde dans la petite chambre qu'il loue sur les bords du Douro, le héros de L'Étrange Affaire Angelica reçoit la visite de son fantôme. Elle arrive par le balcon, lui prend la main, et ils s'envolent ensemble dans une nuit américaine d'un bleu merveilleux. Et soudain, voilà un plan superbe, une plongée vertigineuse sur cette campagne portugaise hors du temps qui renvoie Yann Arthus-Bertrand à ses chères études. Car Manoel De Oliveira, avec le génie de ceux qui n'ont plus rien à prouver et qui fabriquent du cinéma comme si personne ne l'avait fait avant eux, pose un regard d'une émouvante mélancoliie sur ce monde qu'il a connu et qui disparaîtra quand les yeux de ce centenaire se fermeront pour de bon. C'est bien de cela dont parle son dernier (son dernier ?) film : une histoire de regards et d'yeux fermés, de fantômes et d'hommes bien vivants, les pieds sur et dans la terre.
La mort au travail
Isaac, jeune photographe, est donc appelé en pleine nuit pour faire le portrait mortuaire d'Angelica, la fille d'un riche propriétaire terrien. Jeune, sublimement belle, Angelica revient brièvement à la vie au moment du cliché pour lui faire un clin d'œil. Plus tard, ce clin d'œil se répètera sur la photo développée, et entraînera Isaac vers une obsession sans retour. Cette ligne principale, celle d'un conte fantastique où l'on sent poindre l'évocation par le cinéaste de sa propre vocation (l'image cinématographique n'est-elle pas une manière de donner vie à l'image fixe ?), est complétée par des digressions qui lui font écho. Isaac part photographier les paysans qui travaillent la terre sur les collines du Douro. La scène, harmonieuse, est rythmée par le chant des ouvriers et le bruit des pioches ; mais les clichés d'Isaac révèleront tout autre chose, des trognes tordues par l'effort, images cauchemardesques s'opposant à la sérénité diaphane du visage d'Angelica. La photo grossit et fige la réalité, tandis que le cinéma lui rend toute sa vérité, vivante et poétique. Et même politique : au cours d'un aparté incongru, le spectateur se retrouve à table avec des hôtes qui dissertent sur le progrès et la mondialisation qui vont ensevelir (littéralement) ce vestige précaire de la civilisation. Si De Oliveira situe son film dans les années 50, s'il en fait un émouvant testament cinématographique, c'est bien à notre époque qu'il s'adresse, avec autant d'ironie que de nostalgie.