article publi-rédactionnels
"Entre Louis XIV et OSS 117"
Par Nadja Pobel
Publié Vendredi 23 septembre 2011
Interview / À peine le temps de terminer un cours de SVT qu’Alexis Jenni enfile son habit de romancier pour nous parler de son premier roman, "L’Art français de la guerre". Cette fresque grinçante d’un demi-siècle d’histoire de violence française (1943-1991) a reçu un accueil dithyrambique mérité et est en course pour le Goncourt. Rencontre avec un jeune premier auteur de 48 ans étonné et heureux. Propos recueillis par Nadja Pobel
Puisque vous décrivez si bien le déchirement d’un couple en début de roman, vous auriez pu faire un roman «à la française», sur l’intime. Pourquoi en avoir fait un ouvrage beaucoup plus vaste ?
Alexis Jenni : Je me dis que quand on se mêle d’écrire, autant être d’une ambition un peu délirante, un peu absolue. On peut très bien être quelqu’un de modeste dans sa vie personnelle mais si on se mêle de faire ça, il faut y aller. Il y a une sorte d’utopie du roman absolu. J’ai des modèles russes et en fait je suis un russe blanc ! (rires). Cette idée de roman excessif me fascine. Tant qu’à faire un roman, autant assumer pleinement mon goût des grands espaces, de la cavalcade, de la scène délirante poussée à bout. Il fallait ces 630 pages ; et encore j’en ai enlevé car il y a quand même l’idée de faire un début et une fin, des étapes. Du coup, l’air de rien, c’est assez architecturé même si des choses débordaient de cette architecture.
Comme Haenel ou Mauvignier récemment, vous vous emparez de l’Histoire sans avoir forcément comme souci premier celui de la véracité historique.
Mon souci est de décrire exactement une attitude humaine, c’est même presque une politesse. La vérité historique est parfois biaisée sans que ce soit bien grave, tout simplement parce que la succession réelle des événements ne convient pas à la fiction. Si on voulait refaire la chronologie réelle dans mon roman, on se rendrait compte qu’il y a des zones pas nettes. La fin de la guerre d’Algérie n’est pas rigoureuse d’un point de vue historique mais il fallait ça pour mon personnage. Il y a une exactitude de sens sans une exactitude historique.
De la deuxième guerre mondiale aux colonnes blindées qui font aujourd’hui irruption dans les banlieues, vous faites le constat d’un demi-siècle de violence française…
Récemment, quelqu’un à la radio m’a reproché de soutenir qu’aller arrêter au petit matin un dealer à Vénissieux, c’était la suite de la colonie ; mais je n’ai jamais dit ça. Qu’on arrête les délinquants me va bien. Je suis un petit bourgeois des classes moyennes, j’ai peur des classes dangereuses comme tout le monde. Mais la militarisation, le perfectionnement jusqu’à l’absurde des troupes d’intervention, ces CRS extraordinairement équipés et formés, là, je me dis qu’on a peut-être raté quelque chose, qu’on ne tape pas forcément là où il faut, que ce n’est pas ça qui va résoudre le problème.
Tout est un échec d’ailleurs dites-vous, la guerre d’Algérie n’a servi à rien…
Mais c’est comme ça. Il y a une tentation de vouloir la force et cette force échoue toujours. Il faut voir le système dans son ensemble. Je n’ai pas d’avis sociologique là-dessus, je ne pourrais pas dire qu’il faut faire comme ci ou comme ça. Tout ce que je peux dire c’est que c’est un principe d’arts martiaux traditionnels que d’énoncer que la force mène à l’échec. Que ce soit dans un affrontement avec quelqu’un ou dans un affrontement social, ça ne marche pas. La littérature a quelque chose à dire sur le contrôle d’identité, la surveillance permanente, les caméras. Le monde dans lequel on vit est une sorte de violence organisée. Un contrôle d’identité n’a l’air de rien mais quand on le subit c’est autre chose. Quand on se fait fouiller en pleine rue alors que l’on sait qu’on n'a rien fait et qu’après le type ne s’excuse pas et s’en va, alors on est rien. Pour moi, c’est au-delà de l’aspect politique, c’est une sorte de nouvelle réalité anthropologique que ce contrôle, cette chasse, l’affrontement dans une ville civilisée. Le lien social se disloque. Le pire est que désormais, la France a une expertise extraordinaire dans ce domaine-là, qu’elle a voulu s'en servir en Tunisie cet hiver et en Angleterre durant les émeutes à Londres. C’est fabuleux. Quand on regarde ça avec un peu de distance, un peu d’humour, on se dit que c’est dingue. N’empêche que nous avons des services à vendre comme ça et que ça représente cinquante ans de formation.
Revenons à la guerre dont vous avez une approche très pragmatque qui vous a parfois été reprochée. Vous parlez de la terreur comme d’une technique.
Oui. Certains commentaires disent même que je suis crypto-fasciste par ma fascination pour la guerre ; mais ils ont mal lu. Quand je dis que la terreur est une technique, c’est qu’il n’y a pas plus rationnel que la terreur. La bataille d’Alger était le triomphe de l’informatique humaine. Ça a été théorisé par des types hyper intelligents et ça a marché. Même chose à Oradour-sur-Glane : les Allemands n’arrivent pas comme Attila en détruisant tout ; ces types utilisent des techniques apprises sur le front de l’Est pour couper le peuple de la Résistance en terrorisant sciemment tout le monde.
D’où vous vient cette passion de la guerre alors que vous êtes né dans une famille antimilitariste qui lisait Charlie Hebdo ?
Cette idée de m’intéresser à la guerre est vraiment née pendant la guerre du Golfe. Pas dans les circonstances décrites dans le livre, c’est exagéré, mais j’ai pour la première fois de ma vie vu la guerre à ce moment-là. Avant l’armée était loin. Et là, on voit ça à la télé. 1991 c’est aussi la fin des pays de l’Est, du petit XXe siècle, la fin des guerres Est/Ouest, Bien/Mal, c’est le retour des guerres d’avant 14. La guerre est un truc étonnant car ça ne nous concerne pas et en même temps, on y pense beaucoup, il y a plein de films de guerre, plein de livres de guerre, de photographes de guerre. La guerre est peut-être un moyen de placer sa violence, de jouer avec la mort. J’ai voulu régler son compte à toutes ces sociétés un peu infantiles, en essayant de grandir un peu mais en l’assumant aussi pleinement au premier degré. Je ne voulais pas faire l’ironique qui regarde ça en intellectuel supérieur ni jouer au moraliste en disant que c’est pas bien. Regarder la guerre avant de la juger, c’est ce qui a fait exister ce roman.
Vous abordez aussi l’identité, la race, des thèmes qui mènent invariablement à la controverse…
J’aborde cela en écho à la guerre, dans les «commentaires». Les notions de séparation des races, d’identité, de faciès sont d’une confusion absolue dans le discours commun. J’essaye donc d’y comprendre quelque chose pour des raisons intellectuelles mais aussi pour des raisons personnelles, pour éclairer ce que sont l’ascendance, la transmission. Je fais pour cela le détour par le reste du monde. Au lieu de faire un roman intimiste et autofictif, j’ai fait un grand machin pour tourner autour et ça m’allait bien comme ça.
Vous cassez aussi les idées reçues peut-être angéliques selon lesquelles on serait tous des européens, des habitants du monde.
On délire là-dessus. La race est réfutée depuis longtemps mais on ne peut pas s’en passer car on a besoin de reconnaître les siens, c’est une sorte de besoin anthropologique. Il n’y a qu’à voir ce qui se dit dans les villages. C’est à la fois quelque chose sur lequel on se replie et quelque chose qui n’existe pas. Je crois que l’identité n’existe pas. Mais on la sent, on la cherche et dès qu’on essaye de dire quelque chose à ce propos, ça devient absurde. Je ne crois pas vraiment qu’il y ait une identité personnelle et encore moins une identité collective.
Vous dites souvent dans ce roman que rien ne change. Êtes-vous un optimiste malgré tout ?
Je suis un optimiste mélancolique avec à la fois la perception d’un désastre général (la société, le monde et moi-même) et une sorte de regard un peu joyeux sur les choses. Par moment, c’est tellement dingue que ça me fait rire. Je regarde tout ça à la fois effrayé, amusé, horrifié et réjouit par tant de grandeur et de bêtise à la fois. L’Art français de la guerre, c’est quelque chose entre Louis XIV et OSS 117, grandeur et crétinerie, l’un n’empêchant pas l’autre.
Alexis Jenni, "L'Art français de la guerre" (Gallimard)
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