Dix ans après le choc inoubliable qu'était "Mnemonic", le metteur en scène anglais Simon McBurney revient à Lyon pour "recréer" l'opéra Cœur de chien, adaptation musicale signée Alexandre Raskatov du texte, drôle et féroce de Boulgakov. Rencontre avant la première d'un spectacle magistral.Propos recueillis par Christophe Chabert
Vous avez créé Cœur de chien avant Le Maître et Marguerite, mais vous avez donc abordé par deux fois Boulgakov. Qu'est-ce qui vous intéresse chez cet auteur ?
Simon McBurney : Le choix des pièces est le produit de beaucoup plus de hasards et de chances que les gens le pensent. Je ne sais jamais si c'est moi qui choisis la pièce ou si c'est la pièce qui me choisit... Puisque je me suis plongé dans le monde de Cœur de chien et de Boulgakov, le souvenir du Maître et Marguerite a ressurgit dans mon imagination et je cherchais ce que j'allais faire dans la Cour d'honneur d'Avignon [en juillet 2012, NdlR] ; l'idée de Ponce Pilate qui se promène dans le Palais des Papes, c'était une situation trop amusante pour être ratée. Puisque ce roman de Boulgakov a vraiment pour sujet la résistance, cela résonnait avec l'histoire du festival d'Avignon et de Jean Vilar. Je suis Anglais, on est dans un lieu culturel sacré pour les Français, ça me paraissait bien de prendre un texte russe ! Ça faisait un triangle entre trois pays et trois cultures très différentes...
Je suis très proche de Boulgakov et des auteurs russes. J'ai travaillé sur Daniil Harms, qui était contemporain de Boulgakov, j'aime Gogol, Tchekhov, Dostoievski. Mais Cœur de chien, c'est vraiment particulier. Car non seulement ça parle du monde soviétique, mais aussi d'une question beaucoup plus profonde philosophiquement, celle des relations entre les hommes et les bêtes ; qu'est-ce que ça veut dire d'être humain ? C'est une interrogation sur la condition humaine...
Est-ce que ce qui vous intéresse chez Boulgakov, ce ne sont pas aussi les défis de représentation, et donc de mise en scène, qu'il implique, comme ici celle du chien sur scène ?
Oui, sûrement... Le défi ne m'intéresse pas tellement, mais c'est toujours cette question de l'histoire qu'on va raconter. On est des raconteurs d'histoires, et c'est une des définitions de l'homme. Chaque conversation est un dialogue qui fait avancer une histoire entre deux personnes, et qui raconte aussi le monde extérieur, même quand on discute du temps qu'il fait, c'est l'histoire favorite des Britanniques ! Cela fait avancer la fiction de nos vies, car c'est une fiction, ce n'est pas la réalité. Pour moi, ce choix d'histoire est essentiel car le théâtre, conventionnel ou lyrique, est un art du présent, et on essaie toujours de trouver dans les histoires que l'on met en scène ce lien avec le présent, pour que le public y trouve un lien qui a rapport à sa vie.
Puisque Cœur de chien est une histoire extrêmement attachée à une période de l'Histoire, comment la rattacher à notre histoire maintenant... Or, la question des animaux se rapporte beaucoup à notre présent. Cœur de chien pose des questions philosophiques à plusieurs niveaux sur notre participation en tant qu'êtres humains avec nos camarades autour de nous. Il raconte comment un chien va devenir un homme, et cela parle de la manipulation des autres. On est toujours en train de manipuler ou d'être manipulé. Il y a cette question éthique : est-ce juste de la part du docteur de commencer cette manipulation génétique sur ce chien ? Est-ce que le problème, c'est que les bêtes sont moralement moins pourries, plus pures que les humains ? Quelle est la relation entre la nature et notre nature humaine ?
Cette question est posée dans le contexte plus large de Révolution et de création de l'Union Soviétique, où l'idée même de société est mise en question. Est-ce que c'est possible de rendre la société plus égalitaire ? Ou est-ce qu'on arrive à la même situation de tyrannie ? Boulgakov prend son scalpel, et ouvre les intestins humains pour qu'on puisse voir plus clairement ce qu'il y a autour de nous. Sa comédie expose ce qui est à l'intérieur de nous, mais pas avec un œil froid, stérile, scientifique, mais très humain. Il y a une liaison entre le fantastique et la réalité, un fantastique qui fait partie de la réalité pour exposer la vérité des actions humaines. Ça n'a rien à voir avec le fantastique à la Harry Potter, avec un imaginaire un peu pauvre...
Vous parlez de la manipulation comme un des centres de Cœur de chien... Le fait de "manipuler" un chien mécanique sur scène est-il un moyen de poser ce thème par l'image ?
Absolument. Dans Le Maître et Marguerite, on voyait les moyens de former la scène, il n'y avait que la lumière. C'était aussi le sujet : d'un rien, on fait tout un monde. Sur Cœur de chien, c'est plus explicite : le décor est aussi une image de manipulation. Le papier peint du mur a le même dessin que celui dans la maison de Staline !
Vous aimez montrer à vue la machinerie de vos spectacles, mais cela ne nuit jamais à la fluidité de la mise en scène, mais y participe...
Voilà, c'est le fil conducteur de mon travail. Il ne faut jamais cacher quelque chose. Tout montrer ajoute une "complicité" [le nom de sa compagnie de théâtre, NdlR] avec l'imagination du public. Le mensonge, de nos jours, c'est l'idée de l'individu qui fait des choix, qui a un monde qui n'appartient qu'à lui. Ce qui est intéressant, c'est ce qui nous relie, pas ce qui nous sépare. Le capitalisme, le consumérisme fanatique participent à cette illusion du choix individuel. Quand on rit ensemble, qu'on imagine ensemble au théâtre, notre conscience touche la conscience de celui qui est à côté de nous. L'imagination devient quelque chose de plus large, nous tous nous créons cet acte de théâtre qui est un acte social, au cœur de ce qui est humain.
La musique de Cœur de chien est très narrative, très cinématographique. Participe-t-elle à cette émotion collective que vous cherchez à créer ?
La première chose qui a guidé la mise en scène, c'est la musique. C'était tellement amusant, ça baigne tellement dans l'art de l'époque, l'art graphique de Rodtchenko, les couleurs de Malevitch, la musique martiale de l'Union Soviétique... Elle a pris des inspirations de partout. Comme vous dites, ça a un côté cinématographique qui rappelle les débuts du cinéma soviétique. En même temps, c'est extrêmement moderne, elle utilise des guitares électriques, des percussions... Plus on entend l'orchestration, qui est parfois très dense, plus on la trouve remarquable. Mais il y a plein de gens qui n'apprécient pas, car il faut que les oreilles s'habituent.
C'est comme écouter une bande-son de Tom & Jerry. Parfois, ça rentre dans une sonorisation de dessin animé, parfois ça a l'ampleur d'un film d'Eisenstein, avec des grands chœurs, des moments de musique orthodoxe. Il y a des cris, des ronflements, des grognements de chien. C'est un monde sonore extrêmement riche qui rappelle que la musique vient des sons du corps.