L'Israélien Nadav Lapid réalise un grand film énigmatique où une institutrice se prend d'affection pour un enfant poète de cinq ans, ce qui bouleverse tous ses repères mais aussi ceux du spectateur, face à une mise en scène diabolique qui cultive les incertitudes.Christophe Chabert
Dans la cour de son école, un petit garçon blond de cinq ans, Yoav, se met à faire les cent pas devant sa nounou avant de réciter, comme sous le coup d'une inspiration mystérieuse, un poème d'amour. La scène est observée par son institutrice, Nira, quadragénaire mélancolique engluée dans une vie de couple monotone et travaillée par le départ de ses deux enfants. Il s'avère que le gamin en a déjà pondu des dizaines, consignées scrupuleusement par la baby-sitter dans des carnets. Nira teste le poème auprès de son atelier d'écriture avec un certain succès, et décide donc de prendre le garçon sous son aile pour l'aider à cultiver son don, mais aussi le préserver de la vulgarité et de la violence du monde.
C'est l'intrigue, aussi énigmatique que le film dans son ensemble, du deuxième long métrage signé Nadav Lapid, remarqué avec le déjà très fort Le Policier. Tout, dans L'Institutrice, semble nimbé d'une aura de mystère et d'incertitude, que ce soit la source du talent de Yoav — par exemple sa mère absente, dont il dit qu'elle est morte, mais dont on affirmera plus tard qu'elle s'est juste envolée avec son amant — ou les raisons de la fascination de Nira — pulsion maternelle, nécessité de se trouver une mission nouvelle justifiant son rôle d'éducatrice ou simple envie de brusquer son quotidien... Mais c'est surtout la mise en scène de Nadav Lapid qui entretient le trouble, en particulier grâce à son usage extrêmement audacieux de la caméra.
La pureté dangereuse
Dès les premiers plans, les personnages s'y cognent ou viennent se coller le nez contre elle, dans des regards caméra qui pourraient laisser penser à une vision subjective mais qu'un simple panoramique désamorce, révélant la complexité mouvante du point de vue adopté par le cinéaste. La bulle formelle créée par la mise en scène — pas de musique externe, des changements incessants et déstabilisants d'échelles, d'axes et de hauteurs — correspond au désir de Nira d'isoler l'enfant et de protéger sa "pureté" ; mais celle-ci est sans cesse trouée par un retour du réel criard et agressif.
C'est l'émission humoristique grotesque que le couple regarde au début, mais ce sont aussi les bruits de la réalité israélienne qui émaillent le récit, que ce soit le «fascisme» du gouvernement, les différences ethniques entre Ashkénazes et Séfarades ou les distractions abrutissantes auxquelles s'adonne la population. Entre la névrose inquiète de son héroïne et celles béantes d'un pays, L'Institutrice organise un choc ouaté et néanmoins secouant.
L'Institutrice
De Nadav Lapid (Isr-Fr, 2h) avec Sarit Larry, Avi Shnaidman...