Travaillée par des anciens élèves de l'ENSATT constitués en collectif (La Grande tablée), la pièce "Les Piliers de la société" de l'inégalable Ibsen résonne toujours aussi fort en 2015 qu'à la fin du XIXe siècle. Mais la transcription sur le plateau du théâtre de l'Elysée manque de force malgré des comédiens de haut niveau. Nadja Pobel
Écrite en 1877, dix ans après Peer Gynt et juste avant une série de pièces inoubliables (Maison de poupée, Hedda Gabler, Le Petit Eyolf...), Les Piliers de la société est traversée par le même souffle politique et social qu'Un ennemi du peuple (1882). Il y est question de Karsten Bernick, un homme d'état qui, ayant construit une vie bien sous tous rapports avec une femme réduite au rôle d'accessoire, détient pouvoir et richesse. Mais dans la ville côtière où l'action prend place, affluent des bateaux qui charient des relents d'une Amérique lointaine et menaçante, et ramènent de vieilles connaissances promptes à démontrer à quel point les fondations sur lesquelles Bernick s'est bâti sont vermoulues.
Vieille Europe (déjà !) versus nouveau continent. Paternalisme et secret contre décadence et transparence. Telles sont les oppositions de valeur que met en lumière le récit. Mais Ibsen n'est pas si manichéen : il ne vénère pas tant les États-Unis qu'il s'adosse à leur image pour dire, par contraste, comment les notables participent au progrès tout en se jouant du peuple (et de la condition féminine) au nom d'un prétendu bien commun. Et déploie ce sens inouï de l'intrigue et cette modernité de propos qui lui valent encore d'être omniprésent sur les scènes de théâtre – ici celle de l'Élysée, où La Grande Tablée a fait de lui le pilier, justement, de sa première création.
Sables mouvants
Sortis de l'ENSATT il y a un ou deux ans, les membres de ce collectif ont fait le choix de travailler tous ensemble, comédiens comme techniciens, sans metteur en scène attitré, s'imprégnant des personnages au cours de nombreuses lectures avant même de savoir qui allait les interpréter.
La méthode n'est pas sans risque : lors de la première représentation, tout ce petit monde manquait de repères, d'autant qu'il évoluait dans un décor astucieusement instable (à l'image des personnages d'Ibsen) mais incitant au statisme – notamment durant la longue scène d'exposition, de surcroît opacifiée par le mélange des rôles.
Pour autant, il est indéniable que ces jeunes comédiens ont du talent (Joseph Bourillon et Pierre Cuq en tête). Mais le travail, même en collectif, nécessite la présence d'un chef de file à même de faire part d'observations impossibles de l'intérieur. Á ce spectacle propre quoique pour l'instant fragile, il manque surtout un peu de l'audace et de la rage que contiennent les textes d'Ibsen, ainsi que le résume ce trop anodin verre d'eau jeté à la tête d'un comédien pour signifier rien moins qu'une tempête.
Les Piliers de la société
Au Théâtre de l'Élysée jusqu'au 30 avril