Chronique rotoscopique de la vie de trois femmes et d'un musicien tentant de survivre dans une société iranienne aussi anxiogène qu'hypocrite, cette photographie sur fond sombre est émaillée, de par la forme choisie, d'instants de grâce visuelle. Implacable et saisissant.
Vertus publiques et vices privés dans l'Iran d'aujourd'hui, où l'on suit quatre personnages d'un même quartier : un musicien voulant “réparer” la virginité d'une jeune femme avec qui il a couché en boîte, l'épouse d'un drogué contrainte à la prostitution et une femme au foyer aisée...
À moins d'être aussi hypocrite que le soi-disant gardien de la morale apparaissant dans le film — un religieux usant de son pouvoir pour obtenir des faveurs sexuelles d'une femme en attente d'un divorce, d'un logement et d'une école pour son fils — personne ne s'étonnera de voir à quel point certains Iraniens peuvent se montrer accommodants vis-à-vis de la religion, tant qu'elle sert leurs privilèges ; peu importe si c'est au détriment des Iraniennes. Si l'État promeut la rectitude, l'élévation spirituelle, dans les faits, il encourage le dévoiement des règles, la corruption et récompense les bas instincts.
Accents aigus
Brutal, le reflet que Ali Soozandeh tend à la société iranienne n'a rien d'aimable ; il pourra même paraître déformé, du fait de son recours à la technique de la rotoscopie. Et pourtant ! En plus d'être esthétiquement original, ce choix se révèle particulièrement signifiant. Car ce genre hybride de l'animation, où l'on “décalque” des prises de vues réelles, s'utilise à des fins opposées : lorsque l'on veut restituer l'exactitude absolue de mouvements (en estompant totalement la source cinématographique, comme pour le Blanche-Neige de Disney) ; ou bien, comme c'est le cas dans A scanner darkly et ici, lorsque l'on tient à accentuer l'idée d'un décalage par rapport à la réalité. La trame filmique est alors conservée et les contours des personnages et/ou décors, surlignés.
Les avantages sont autant plastiques que pratiques : les décors étant ajoutés en post-production, l'impossibilité de tourner sur place (pour des raisons évidentes) ne fait plus obstacle à l'achèvement de ce film visuellement composite. Quant aux personnages, l'accentuation de leur silhouette matérialise de façon saisissante la difficulté pour eux d'accéder à une forme de discrétion ou d'effacement, de jouir d'un espace privé : ils demeurent prisonniers de leurs épais contours, à la merci des regards, des convoitises ou des délations. Un trait en dit long parfois.
Téhéran Tabou de Ali Soozandeh (All-Aut, 1h36) avec Elmira Rafizadeh, Zahra Amir Ebrahimi, Arash Marandi...