Romancier, Kent a toujours manifesté un faible pour les mal-partis et les perdus en chemin, tombés dans les ornières de la résignation ; eux seuls méritent l'étincelle d'extraordinaire capable de transmuter la grisaille journalière en horizon insolite. Fût-elle dramatique. Le “héros“ de Peine perdue, Vincent, reçoit la sienne lorsque son épouse Karen meurt brutalement. Mais la réaction de ce quinqua avachi sur ses claviers et dans le ronron de son couple n'a rien de ce que l'on attendrait en pareille circonstance : Vincent conserve le cœur et l'œil secs, s'étonnant tout de même de son absence coupable d'affects, bizarrerie confinant à l'anomalie sociale. Il lui faudra partir sur les routes en tournée, se confronter à ses souvenirs, à son âge et surtout à la réalité pour engager le cheminement introspectif nécessaire à l'accomplissement du deuil.
Cahin-caha entre bands et débandades, âmes-sœurs et faux-frères, série blême et roman noir aux envolées sardoniques, Peine perdue brosse en arrière-plan une eau-forte du merveilleux show bizness musical, cette fabrique de saveurs de saisons à l'avidité abyssale. Mais ne s'agit-il pas ici de décorum, davantage que de décor ? On serait bien bête de s'en tenir aux luths quand Kent montre le cœur et (d)écrit la mélancolie, le spleen. Non pas saisi de quelque lugubre pulsion houellebecquienne et nihiliste, mais pour expliquer à quel point la mort peut être brutale — et l'amour, immensément invisible à force d'être ostensible. Les fantômes du regretté Hubert Mounier, complice lyonnais de Kent, et de Rachid Taha, évaporé dans la même soudaineté, ont-ils eu une incidence sur la balade intérieure de Vincent ? L'auteur ne manquera pas de s'en ouvrir à un autre de ses amis fidèles des débuts, Érik Fitoussi, le fameux libraire de Passages, ex- guitariste de Marie et les Garçons, groupe lui aussi défunt.
Kent, Peine perdue (Le Dilettante)
À la librairie Passages le jeudi 17 janvier à 19h ; à la librairie Vivement Dimanche le mercredi 23 janvier à 19h (sur inscription)