Drôle, émouvant, remarquablement interprété, ambitieux, Dans ta bulle, librement inspiré des BD du Marseillais Domas, confirme que Jocelyn Flipo est un metteur en scène passionnant.Christophe Chabert
Il y a longtemps, en Amérique, un romancier nommé Raymond Carver racontait, sous forme de nouvelles, des histoires a priori anecdotiques mais qui, mises bout à bout, parlaient de leur époque, des gens qui en formaient l'ordinaire, et savait les rendre extraordinaires et universelles. Aujourd'hui, en France, Domas, un dessinateur marseillais croque à son tour les anecdotes d'une vie et nous parle, sans identification forcée ou sociologie encombrante, de nous. Il s'est forgé un alter-ego, Max. Il vit en colocation avec Pierrot, lunaire et largué, ne pense qu'à faire le premier pas vers les autres et rêve de tomber amoureux. Domas découpe sa vie en planches, équivalents dessinés de la nouvelle, et les transforme en comédie humaine vibrante d'émotions où les petits riens se font grandes questions.
De la planche aux planches
Prolonger sur scène un tel matériau était ambitieux, surtout quand on a jusque-là fait ses armes dans le one-man-show comique et l'improvisation. Jocelyn Flipo, qui s'affirme ici comme un metteur en scène important, a donc bousculé les lignes, dans tous les sens du terme. D'abord en donnant à Max une incarnation fidèle : c'est son complice Alex Ramirès qui lui prête vie, et c'est magnifique. Le comédien, qu'on a vu élastique comme un Jim Carrey, semble découvrir sa propre sobriété ; c'est le monde qui s'agite autour de lui, et il ne fait qu'en capter les énergies, bloc d'humanité et de fraternité s'adaptant aux événements pour infléchir leur cours. Magnifique passage où, assis dans un train à côté d'un vieillard éructant, il endosse l'identité de son petit-fils pour apaiser sa peine ; superbe moment où, plutôt que de coucher avec la fille qu'il vient de rencontrer, il préfère raconter une histoire à son frère trisomique. Pas de naïveté là-dedans car les deux autres comédiens, Léon Vitale et Alexandra Bialy, s'abandonnent génialement à la truculence colorée et parfois cruelle de tous les autres rôles. L'équilibre entre le comique et l'émotion est remarquable, tout comme le somptueux travail sur la musique signée Julien Limonne et les projections vidéos, crayonnées par Domas lui-même, qui donnent au spectacle, minimaliste par ailleurs — pas de décor, pas d'accessoire — une dimension presque cinématographique. Bouger les lignes, disait-on : créé dans un lieu spécialisé dans la comédie (Les Tontons flingueurs), Dans ta bulle est ce que vous pourrez voir de plus touchant cette saison au théâtre.