Plus moralisateur que moraliste, Mike Leigh filme quatre saisons d'un couple de bourgeois écolos dont la charité s'arrête aux portes de leur petit confort ; mais ce n'est pas sur eux que s'abat l'ironie du cinéaste dans ce film manipulateur et autosatisfait...Christophe Chabert
«Attention, chef-d'œuvre !». Ce n'est pas nous qui le disons, mais Mike Leigh lui-même dès les premiers plans de son "Another year". Petite musique pleine de spleen, lumière mélancolique, cadres en scope composés au micromètre ; on est loin de la forme anarchique et débraillée de son précédent "Be happy". C'et la première chose qui agace dans "Another year", cette manière qu'a Mike Leigh de signifier avec insistance au spectateur que cette fois, il n'est pas là pour plaisanter, mais bien pour lui envoyer ses bravos. Peu importerait si le film était à la hauteur de cette ambition ; sauf que cette maîtrise absolue et asphyxiante est ce qui oriente en permanence de propos et surtout le point de vue adopté par la mise en scène.
Mary a tout pris
"Another year" raconte une année dans la vie d'un couple de bourgeois quinquagénaires cultivés et écolos, Tom et Gerry, qui font d'abord preuve de bienveillance envers leurs amis, Ken, un sympathique poivrot un peu lourdaud, et Mary, quadragénaire encore célibataire, excessive et faussement joviale. L'ironie habituelle de Mike Leigh a changé de camp. À l'époque de "Naked", c'est Tom et Gerry qui en auraient pris plein les dents, représentants d'une caste hypocrite dont la bonne conscience cache un profond égoïsme. Mais aujourd'hui, c'est Ken et surtout Mary qui deviennent la cible du cinéaste. Et de la pire des façons : Ken ne boit pas trop, il ne fait que boire, sous le regard mi-démissionnaire, mi-attristé du couple. Quant à Mary, Leigh met tout en place pour la condamner à la solitude au fil des saisons (le film est raconté en quatre parties séparées par d'énormes ellipses temporelles), jusqu'à l'enlaidir physiquement lors du dernier chapitre. Chaque séquence répète ainsi avec une insistance démonstrative son inadaptation à une société normative. L'échec de Mary dans sa tentative de se conformer à ce modèle est programmé par un scénario qui ne retourne sa veste que dans un dernier plan trop tardif pour ne pas jeter le soupçon sur l'endroit d'où Mike Leigh regardait son personnage : avec la même hauteur méprisante que Tom et Gerry. Car "Another year" ne témoigne, comme eux, d'aucun sens de l'altérité (c'est celui qui parle qu'on filme, jamais celui qui écoute), et utilise même des effets de suspense discutables. La mécanique manipulatrice et implacable de Leigh se retourne contre lui : à tout vouloir contrôler, y compris la soi-disant subtilité de son récit, il révèle surtout la nature moralisatrice de son cinéma.