Étrange essai de Mike Leigh autour du peintre Turner, qui s'efforce de casser son image romantique en le transformant en un homme bourru et peu aimable, tout en s'enfonçant dans une mise en scène beaucoup trop solennelle.Christophe Chabert
N'importe quelle bio filmée d'artiste — qu'il soit peintre, écrivain, chanteur ou cinéaste — repose sur la même idée : derrière le génie, il y a un homme complexe et torturé. Mike Leigh, en s'attaquant à la figure de Turner, peintre ayant magnifié le romantisme anglais, n'échappe pas à la règle, mais son approche est beaucoup plus radicale. Alors que Turner-le peintre est en quête de sublime dans son art, Turner-l'homme est un individu rugueux, qui s'exprime par des grognements, tire perpétuellement la gueule, se comporte de manière rustre avec les femmes et méprise profondément ses contemporains. La misanthropie du personnage fait écho à celle du cinéaste, toujours prompt à livrer de l'humanité des portraits sarcastiques et cruels, pointant sa lâcheté, son égoïsme et sa laideur.
Confronté à une forme d'alter ego, Leigh lui témoigne une tendresse inattendue, sans aucun doute ce qu'il y a de mieux dans Mr Turner. Ainsi des rapports entre Turner et son père, qui s'avère être son lien le plus solide avec le monde, complicité fusionnelle qui conduit, à sa mort, à un instant particulièrement déchirant : Turner craque et cet ours mal léché fond en larmes comme un gamin fragile. C'est le même genre de miracles que filme Leigh lorsque, se retrouvant aux côtés d'une jeune pianiste, le peintre lui demande de jouer un morceau de Purcell : s'échappent alors du corps massif de Turner quelques notes maladroites mais touchantes, tout comme son «Merci» final, concluant ce beau moment de grâce.
Autoportrait en peintre (pas) romantique
Turner — et son interprète, Timothy Spall — est donc cette lourde carcasse, cette tête de cochon rasée de près qui ingurgite de la beauté et la recrache, transmuée, sur ses toiles. Rien de moins romantique que cela, mais le film peine à en tirer des leçons dans sa forme. Leigh, comme souvent, fait comprendre au spectateur qu'il tourne un grand film : plans picturaux, longueur pesante — 2h30 ! — et solennité d'une mise en scène où rien ne doit déborder du contrôle strict exercé par le cinéaste.
Pense-t-il prolonger ainsi son identification au personnage ? Probable, mais quand même très vaniteux, en particulier quand il règle ses comptes par Turner interposé avec la critique, ramassis de snobs infatués et à côté de la plaque, comme avec le public, qui raille ce qu'il admirait hier. Les belles idées de son biopic se dissolvent dans une emphase qui, si elle rend la vision parfois pénible, n'en tue pas pour autant totalement le mystère.
Mr Turner
De Mike Leigh (Ang, 2h30) avec Timothy Spall, Paul Jesson...