Qui sont ces démocrates vivant sous la dictature de Facebook, du téléphone portable et de la nourriture bio ? Nous tous. Dans sa nouvelle création, Simon Delétang, en partance du théâtre des Ateliers, laisse place à la parole des marketeurs et d'un couple de consommateurs déboussolés. Un miroir grossissant de nous-mêmes. Nadja Pobel
«Le capitalisme, le désert, le chaos. On est bien. C'est super». Tout est dit. Le monde court à sa perte, chacun de nous participe à sa chute mais faute d'avoir su recréer un collectif solide («l'avantage des petits groupes, c'est que ça fait pas de révolution» nous dit violemment le texte) pour adoucir la pente, alors autant trouver son bonheur individuellement.
Après avoir accueilli le tonitruant We are l'Europe de Jean-Charles Massera il y a deux ans, Simon Delétang a souhaité travailler avec l'écrivain et critique d'art. Il mêle donc ici quelques extraits de cette pièce déjantée à un corpus plus important, Le Guide du démocrate, les clés pour gérer une vie sans projet, sorte de manuel écrit à quatre mains (par Massera donc, et Eric Arlix, écrivain et éditeur), et trouve ainsi un moyen malin d'amener le politique sur son plateau.
Simon Delétang avait déjà précédemment malaxé l'existence de ses contemporains avec les faits divers (Froid, 20 novembre de Lars Norén) ou la déliaison sociale (Manque de Sarah Kane). Dans ce spectacle, une sorte de professeur ès capitalisme énonce une série de travers de la société et un jeune couple les met en jeu. Mais fort heureusement ces rôles ne restent pas figés et s'intervertissent au cours de cette série de vignettes illustrant la vie moderne, de la Star Ac' au triomphe de la société virtuelle, où la lecture de plus de deux pages du prix Goncourt (l'excellent L'Art français de la guerre d'Alexis Jenni se fait épingler !) provoque d'irrémédiables bâillements... Une vie de Sims en quelque sorte, où, comme dans le jeu vidéo du même nom, les personnages s'agitent beaucoup mais ne sont plus que des marionnettes ânonnant des mots (de la finance, du marketing) qu'ils ne comprennent pas mais par lesquels ils se font aisément manipuler. Faire de «positif» un verbe. Oui mais pour éprouver quoi ?
«Objectif thunes»
Ils n'éprouvent rien. Alors ils parlent, parlent et parlent pour tromper ennui et solitude. Parfois cette logorrhée incessante emprunte trop au langage qu'elle veut dénoncer pour pouvoir le contrer vraiment. Mais Simon Delétang, qui réfute le plateau nu, sait bien que les mots ne sont pas le seul vecteur de transmission des idées au théâtre et il joue avec sa judicieuse scénographie : un espace blanc, sans trace de vie, avec un bocal transparent planté au centre, un appartement sans âme dans lequel les personnages se cognent aux vitres, asphyxiés, coincés.
Ce cube multifonction vaut bien des longs discours. Plus pertinentes encore sont les deux ou trois touches surréalistes qui se glissent discrètement dans la pièce comme cet arrière-train de chien scellé aux premières marches de l'escalier ou cette scène onirique montrant un des protagonistes passer la tondeuse à gazon dans un loft immaculé. Le non-sens est l'incarnation la plus saisissante des gesticulations vaines des démocrates que nous sommes aussi parfois.
Le Guide du démocrate
au théâtre des Ateliers, jusqu'au jeudi 6 décembre