Robert Lepage dit s'être toujours senti différent. Pour devenir un metteur en scène, acteur, auteur singulier et mondialement reconnu, il a fait de ses douleurs d'enfance une force lui permettant de développer un univers onirique stupéfiant et perpétuellement inventif. Avant de découvrir le premier volet de "Jeux de cartes" au Studio 24, portrait de cet artiste majeur. Nadja Pobel
À chacun son temple. Celui d'un amateur de théâtre pourrait être l'antre de Robert Lepage, la Caserne, son lieu de repli et de création depuis qu'en 1997, avec sa compagnie Ex Machina fondée trois ans plus tôt, il y a élu domicile. Il y dispose de tout le nécessaire pour créer avec sérénité, dont des plateaux techniquement très bien dotés et capables, en ouvrant sur le parking, d'accueillir du public pour ses habituels work in progress. C'est ici qu'il accueille aussi les acteurs et collaborateurs du monde entier avec lesquels il travaille désormais, au sommet de sa gloire, à 53 ans.
Le centre névralgique de sa vie reste ainsi bien ancré à Québec, cette ville qui l'a vu naître et grandir et qui, via son maire, a permis à ce vagabond d'avoir un pied à terre, donnant du même coup à la ville la plus française du Canada un rayonnement artistique aussi fort que Montréal - qui tenait le haut du pavé grâce notamment au Cirque du Soleil. Né dans un milieu modeste avec un père chauffeur de taxi, Robert Lepage n'a pourtant jamais rêvé de théâtre.
Il essaye d'abord de vivre avec une alopécie qui, dès l'âge de cinq ans, lui fait perdre son système pileux. S'ensuit une adolescence qu'il qualifie de «littéralement dépressive» au cours de laquelle il touche à toutes les drogues puis découvre à l'école secondaire le théâtre, un collectif dans lequel il peut se cacher. Peu de temps après il entre au Conservatoire en mentant sur son âge et, à 17 ans, devient le plus jeune élève des effectifs. Son éclectisme naît là : il ne se contente pas d'être comédien mais donne un coup de main aux élèves de troisième année en son et en éclairage, peint des décors, fabrique des accessoires.
Homme-orchestre
Robert Lepage ne rentre pas dans les cases. C'est l'essence-même de toutes ses pièces : cette capacité à faire du spectacle total pour un public non-averti, cette conviction profonde que la culture est plus qu'un divertissement et qu'elle s'adresse à un public qui, s'il n'est pas toujours cultivé, est intrinsèquement intelligent - il n'y a pas de «public pourri», comme il l'entend parfois à l'arrière-scène. Le metteur en scène étant aussi, à ses yeux, un auteur voire un conteur, un raconteur comme il le dit dans un entretien accordé à Stéphane Bureau et publié en 2008 («on oublie souvent que le théâtre, c'est raconter une histoire»), lui s'est lancé dans de grandes fresques. La Trilogie des dragons, sa deuxième oeuvre (après Circulations en 1984), créée en 1985 et jouée jusqu'en 2003 au gré de nombreuses retouches, est un exemple de l'ampleur de ses productions.
Par ailleurs, ce texte contant les Chinatown de Québec, Toronto et Vancouver des années 30, 50 et 80 est une première incursion dans un monde oriental qui ne cessera ensuite de tarauder Lepage. Dès 1993, il signe aussi des opéras dont The Rake's Progress et Rossignol et autres fables, passés récemment par Lyon. En bon touche-à-tout, il pilote également Le Moulin à images, dense spectacle sonore et visuel en plein air célébrant les 400 ans de la fondation de la ville de Québec et projeté depuis 2008 (!) sur les silos à grains de son port. Il est aussi logiquement cinéaste, que ce soit avec des fictions originales (Le Confessionnal, Le Polygraphe) ou des adaptations de ses pièces. «J'ai l'impression qu'on va vers une troisième voie, confiait-il à ce propos à Stéphane Bureau. On commence à exiger du cinéma qu'il ait les qualités du théâtre, son côté direct interactif. Et, en contrepartie, on commence à demander au théâtre d'avoir les qualités du cinéma. Il faut un lieu où ces choses-là se rencontrent et dialoguent». Et c'est précisément dans sa caserne qu'il entremêle ces arts.
Intuitif
Que Robert Lepage vienne à Lyon est un événement comme partout où se déplace ce jetro sexual (un métrosexuel qui se régulerait au gré du jet lag), ainsi qu'il se définit. Ses carnets de commande et ses agendas sont remplis des années à l'avance, «par peur d'être oublié» confie-t-il. Il ne se repose ou ne travaille au "bureau" que dans les avions, sautant de plateau en plateau au fil des sessions de création. Lesquelles se déroulent toujours le matin et en soirée, jamais l'après-midi (règle d'or à la Caserne). Fonctionnant à l'intuition bien plus qu'à la réflexion, privilégiant l'expérimentation, Robert Lepage est un éternel enthousiaste qui a pris à bras le corps toutes les armes du théâtre pour jouer à se démultiplier (voir les extraordinaires Face cachée de la lune sur Buzz Aldrin ou Le Projet Andersen sur les affres de la vie du conteur). Gay assumé qui ne brandit jamais sa sexualité en étendard mais représente à chaque fois la différence, il fait du travestissement un élément de base de ses créations. S'il n'avait pas été metteur en scène, il aurait d'ailleurs choisi d'être professeur de géographie ou cartographe pour voyager, observer le choc des cultures. Le voilà aujourd'hui au début de l'aventure de Jeux de cartes. Pique, le premier volet, évoque la guerre avec un parallèle entre Las Vegas et Bagdad au moment où les États-Unis envahissent l'Irak. Toujours cette confrontation entre Orient et Occident. Entre lui et son double (imaginé).
Jeux de cartes : Pique
au Studio 24 (programmation hors les murs des Célestins) jusqu'au samedi 19 janvier