Méconnu en France, Howard Barker est pourtant l'un des auteurs contemporains les plus prolifiques et radicaux d'aujourd'hui. Séduite par son travail, la comédienne Aurélie Pitrat, de l'association nÖjd, l'a délogé de son théâtre londonien le temps qu'il mette en scène un texte inédit, "Innocence". Récit de cette rencontre entre deux conceptions de la culture diamétralement différentes. Nadja Pobel
Soixante sept ans au compteur, une trentaine de pièces et mises en scène à son actif, un lieu de création dédié à son œuvre : Howard Barker n'est pas un débutant. Il est pourtant peu joué en France, comme nombre de ses compatriotes contemporains. Le Théâtre de l'Odéon à Paris lui a bien consacré quelques semaines en 2009, une jeune compagnie lyonnaise, ETC, a certes monté son Cas Blanche-Neige il y a peu, oui des universitaires lui ont consacré de savants ouvrages et articles, mais cela fait peu.
Reste son écriture (la plupart de ses textes ont tout de même été traduits en français), traversée par quelque chose de l'ordre de la déflagration, une sorte d'irrévérence qui n'aurait jamais été pensée comme telle, un «théâtre de la catastrophe» comme il l'a lui-même nommé dans son manifeste Arguments for a Theater, paru en 1989, et que Michel Morel, professeur à Nancy 2, ramène au sens étymologique de bouleversement, de «restauration d'une pureté paradoxale au sein même de la crise». Car Howard Barker, historien de formation, s'appuie sur des événements réels ou littéraires pour en tirer des spéculations qui nourrissent ses pièces, comme lorsqu'il fit du personnage absent de la mère dans Le Roi Lear son héroïne dans Les Sept Lear. C'est d'ailleurs par ce texte qu'Aurélie Pitrat a fait la connaissance de cet auteur, en 2007.
Long cours
Cette comédienne issue du compagnonnage du Nouveau Théâtre du 8e à Lyon, est alors déjà membre de l'association nÖjd. Elle a fait partie du splendide et glaçant La Musica Deuxième, d'après Marguerite Duras, des Chevaliers de son camarade Guillaume Baillart et le déjanté Yvonne princesse de Bourgogne est dans les cartons. Quand un stage avec Barker se présente, elle fonce : «Tout de suite, on s'est mis au travail sur sa variation de l'Oncle Vania de Tchekhov. Sans être bilingue ni l'un ni l'autre, nous avons beaucoup parlé et ses indications scéniques étaient concises, sur la rythmique comme sur la technique». In fine, Barker la convie à sa Wrestling School, qui n'est pas une école mais un lieu où il a pu monter ses textes. Plus que dans son univers, Aurélie Pitrat plonge dans l'Angleterre, et se «prend l'exception culturelle française en pleine tête. Là-bas, il n'y a quasiment pas d'argent public, pas de système d'intermittence ; pour faire le théâtre qu'ils souhaitent vraiment, les acteurs doivent jouer dans des comédies musicales lucratives quand ils ne sont pas serveurs».
Barker, un temps associé à la Royal Shakespeare Company, a lui-même été remercié par l'Etat faute d'avoir produit un théâtre "éducatif". Il faut dire que les bons et les méchants ne sont pas aisément identifiables chez lui. «Il veut penser, pas éduquer» précise Aurélie Pitrat. D'ailleurs, lorsqu'il lui confie un de ses textes datant de la fin des années 90, Innocence, elle ne sait quoi faire de ce fabuleux cadeau : «Avec les nÖjd, on lui a proposé de faire un stage ensemble. Proposition refusée. Il s'est excusé de ne pas être un pédagogue mais a dit qu'il serait heureux de nous rencontrer ce qui, pour lui, signifiait nous diriger !». Aurélie a à peine trente ans et vient de décrocher le Graal. Elle pense alors «que tout se fera à l'arraché en trois semaines», mais la DRAC lui conseille de se lancer dans une production déléguée. «Heureusement que j'étais insouciante ou inconséquente, je ne sais pas», constate-t-elle aujourd'hui, amusée de s'être embarquée ainsi dans un projet au long cours. Deux ans et demi plus tard, le soutien des partenaires publics (Etat, Ville, Région) mais aussi des théâtres (Célestins, MC2 de Grenoble, Villefranche, Andrézieu-Bouthéon), la mène, elle et son équipe, au terme de cette création, qui devrait lui permettre de montrer un bel échantillon du travail de Barker.
Décapité
Innocence est presque une exégèse de l'histoire française. Barker, citoyen d'un pays royaliste, s'attaque à cet instant qui voit la royauté tomber comme un couperet : le procès de Marie-Antoinette, durant lequel est évoqué un inceste avec son fils. La guillotine a laissé la question en suspens. Barker, lui, s'est engouffré comme à son habitude dans cette supposition pour décliner des thèmes qui lui sont chers : le sacrifice, la surveillance, la rumeur. «Il ne faut pas s'attendre à tout comprendre prévient Aurélie Pitrat. Cette histoire est passée au filtre de son imaginaire et de sa langue poétique, qui distordent le récit. Le but du jeu est d'avoir des sensations, d'être en rythme. Il nous dirige beaucoup avec un vocabulaire musical». Plus qu'un acte de théâtre, c'est bien d'une rencontre qu'il est question avec l'aventure d'Innocence, entre Aurélie Pitrat et Howard Barker et entre un groupe de comédiens français et une équipe anglaise - Barker co-dirige la pièce avec un comédien, Gerrard McArthur. Mais aussi entre deux cultures : en Angleterre, Aurélie Pitrat s'est notamment rendue compte que l'heure du tea break des répétitions est presque aussi important que les indications scéniques d'un Barker qui ne se pose jamais en régent, planant au-dessus du projet comme une icône tout en restant à hauteur de sa jeune équipe.
Innocence
Aux Célestins, jusqu'au samedi 1er février et au Théâtre de Villefranche les mardi 25 et mercredi 26 février