Olivier Dubois présente à Lyon "Tragédie", créée au Festival d'Avignon en 2012. Une pièce-manifeste puissante et radicale, non pas en raison de la nudité des interprètes, mais par l'importance de ses enjeux et l'intelligence et la force de son écriture chorégraphique. Jean-Emmanuel Denave
POUM, POUM, POUM, POUM... Des battements de tambour amples et réguliers résonnent dans la salle et tendent une scène baignée de pénombre pour y accueillir bientôt des cœurs singuliers, puis tout un chœur de dix-huit danseurs. Neuf femmes et neuf hommes, totalement nus, qui viendront d'abord un à un nous rencontrer dans leur marche fière, composée de douze pas aller et de douze pas retour, en alexandrins de chair et d'os. Il est immédiatement ici question d'écriture et de symboles, tout simplifiés et balbutiants qu'ils soient. «La pièce est extrêmement difficile pour les interprètes puisque tout est écrit nous indique Olivier Dubois. Et l'écriture ne lâche rien, elle devient de plus en plus complexe au fil de la représentation, d'où une demande physique de plus en plus forte. J'ai écrit toute la matière, mais je n'ai pas défini les placements du corps – le placement des mains des danseurs par exemple. C'est cette liberté dans un cadre strict qui permet aux spectateurs de rencontrer dix-huit personnes, et non une masse anonyme». Chacun pourra du coup, dans une première partie quasi-hypnotique, s'identifier à l'un ou à l'autre des danseurs et voir, aussi, se dessiner dans une sorte de dénuement originel les traits essentiels de ce qui constitue un individu humain : une manière de marcher, un regard, un balancement des bras, une posture face à l'obscurité et au vide. «Être humain ne fait pas l'humanité déclarait Olivier Dubois à La Terrasse en 2012. Parvenir à exister, ce qui ferait cette humanité, demande un acte conscient, volontaire, réfléchi, endurant, travailleur. Tragédie, c'est la tentative de faire apparaître ça».
Je délire donc je suis
Le crescendo de Tragédie est lent, il se développe parfois par simples petites touches chorégraphiques : un changement de trajectoire, des lignes qui se croisent, une variation de configuration des corps dans l'espace ou entre eux... Mais au-delà de la marche et de la posture, un individu existe encore par ce qui le dépasse, le fêle, le détourne, consciemment ou inconsciemment, d'une norme. Ce sont alors ces petits gestes nerveux et inopinés, ces accidents de parcours, ces chutes, ces brèves explosions d'un corps qui semble échapper à lui-même, qui dévie de son sillon, soit étymologiquement qui "délire". Tout ira alors ensuite en s'accentuant jusqu'à la transe et à la catharsis, à une certaine folie ou sauvagerie collective où l'individu à la fois se perd et se ressource dans le magma du groupe, dans le fond indistinct des sensations physiques communes. «Tragédie est liée à l'idée de chœur en marche dans la tragédie grecque. Sans exhibitionnisme ni pudeur, les corps ont cette nudité qui n'est pas une mise à nu. On travaille énormément sur le rythme, la quête de l'harmonie, sur cette masse qui va tranquillement marcher, jusqu'au martèlement. On arrive à ce grand exode, à cette course de sortie qui est vraiment de l'ordre de la sensation : on entend leurs cris, leurs humeurs, leurs prises d'air....».
Apollon et Dionysos
Troisième volet d'une trilogie commencée avec deux titres frondeurs, Révolution et Rouge, Tragédie est elle aussi une pièce-manifeste, un grand coup de poing chorégraphique sur la table des arts de la scène. Cru, nu, mordant. Comme Olivier Dubois (né en 1972, directeur du Centre Chorégraphique National de Roubaix) en a l'habitude depuis, notamment, son interprétation polémique du Faune de Ninjinski en 2008. Tragédie s'avère aussi un hommage assez génial à Nietzsche et à sa Naissance de la tragédie parue en 1872. «Le héros est gai, voilà ce qui a échappé jusqu'à maintenant aux auteurs de tragédie» écrit le philosophe, qui voit dans les figures entremêlées d'Apollon et de Dionysos le principe même de la tragédie. Apollon est la sculpture, le principe d'individuation, la construction de la belle apparence, le rêve et l'image plastique. Dionysos est au contraire la musique, le retour à l'unité primitive, ce qui brise l'individu, le submerge. «La tragédie, écrit encore Nietzsche, c'est le chœur dionysiaque qui se détend en projetant hors de lui un monde d'images apolliniennes... Au cours de plusieurs explosions successives, le fond primitif de la tragédie produit par irradiation cette vision dramatique, qui est essentiellement un rêve... Le drame est donc la représentation de notions et d'actions dionysiaques». La pièce de Dubois se trame ainsi de ces deux figures essentielles du tragique et a pour enjeu cette question essentielle, profonde et atemporelle : qu'est-ce qui constitue un individu, quelles sont ses métamorphoses possibles ?
Tragédie
A la Maison de la danse, mercredi 26 et jeudi 27 février