Chirurgicale et glaçante, la nouvelle création de la bien nommée compagnie Pôle Nord est muette et bien souvent sombre. Ennui garanti ? Au contraire : il émane de "L'Ogre et l'enfant" une rare et fragile étrangeté. Nadja Pobel
Dispositif bi-frontal, une piste bleue au milieu des spectateurs et un banc adossé à un gros cube marine d'où émane une lumière qui, inévitablement, rappelle le même petit objet mystérieux de Mulholland Drive. De toute évidence, l'étrangeté est la ligne de conduite de cette nouvelle création de la compagnie Pôle Nord, souvent opaque mais jamais lassante.
À quoi cela tient-il ? À la précision de Lise Maussion, d'abord. C'est elle qui endosse l'entrée en matière. Vêtue d'un jogging, regard hagard et dentition proéminente, elle effraie sans agresser, comme un loup fatigué. Est-elle l'ogre ou l'enfant ? Rien n'est moins sûr, ses deux acolytes n'ayant pas la carrure de dévoreurs de minots.
Elle avance, traverse la pièce, lentement, sort des poupées de son sac sali, trimballé depuis longtemps déjà, puis les range. À l'homme d'entamer son rituel : s'habiller en costume, sillonner la ville et rejoindre un bureau imaginaire où seul un geste de signature de documents indique qu'il est "important".
Un troisième, moins présent, queue de rat entre les jambes, erre comme un visiteur, sans place fixe dans ce monde radicalement froid et déshumanisé dont on entend l'incessant brouhaha – seuls inserts de douceur : quelques chansons de Nina Simone.
Queue de poison
Traquer ce qui dysfonctionne au point de transformer l'humain en pion, voilà qui n'est pas une préoccupation nouvelle pour ces comédiens. Issus du Conservatoire de Paris et passés par le collectif D'ores et Déjà (auquel on doit notamment le renversant et passionnant Notre terreur), Lise Maussion et Damien Mongin se sont diamétralement éloignés de la débauche d'énergie qui nourrit les spectacles de Sylvain Creuzevault. Avec leur diptyque Sandrine / Chacal en 2011, ils disaient déjà avec un minimalisme extrême à quel point le travail répétitif peut broyer un homme.
Les délicats et très précis mouvements de leurs mains et de leur pieds, leur présence dans l'espace se retrouvent dans cet Ogre et l'enfant, moins narratif encore mais plus trouble : dans leurs travaux précédents la société poussait à se supprimer, elle conduit désormais à tuer. Si elle reste sourde, la violence a donc décuplé. L'Ogre et l'enfant est une vraie expérience, simple et belle, celle d'un positionnement modeste et tranchant dans le monde. Et face à lui.
L'Ogre et l'enfant
Au théâtre l'Élysée jusqu'au samedi 17 octobre