Théâtre / Le monde du travail ? Un antre de la folie ordinaire nous dit la compagnie Pôle Nord avec son diptyque CDI/CDD. L'aliénation suinte par tous les pores de ce travail brut, brutal et parfois aussi bancal. Nadja Pobel
En ce mois de novembre, il fait 20° à l'extérieur du théâtre et au sein de la compagnie Pôle Nord, la banquise fond, comme son héroïne Sandrine. Pas de Groenland pourtant à l'horizon mais une petite ville, à moins que ce ne soit la campagne... Tout est réduit au minimum sur scène, comme dans la vie de sa protagoniste. Un tabouret, une table en formica et un bidet tous du même bleu que le fard à paupière de la travailleuse, un bleu océan dans lequel Sandrine a l'impression de se noyer. Derrière cette métaphore de l'engloutissement se cache le travail ; depuis 11 ans, Sandrine, debout derrière un tapis roulant, est trieuse de verre à la chaîne ; elle en est fière et elle se dit qu'elle a bien de la chance. Ce n'est pas si souvent que le travail, au sens physique du terme, est montré au théâtre. Les réflexions sur le sujet ne manquent pas mais les gestes répétitifs sont rarement représentés, même si Joël Pommerat les a érigés en art depuis plusieurs années. Casque vissé sur les yeux pour éviter les éclats de verre, la comédienne fait le même manège avec ses bras jusqu'à l'épuisement. Un moment fort de la pièce.
Folie (trop) douce
Ce sont deux échappés du collectif D'Ores et déjà qui ont imaginé ce diptyque, Lise Maussion et Damien Mongin. Ils ont laissé tomber la fureur qui jaillissait du Père tralalère et de Notre terreur pour un ascétisme qui se justifie par le sujet (dans CDD, Chacal bosse comme intérimaire sur une pelleteuse avant de «mal tourner»). Mais le fil sur lequel ils évoluent est si fin qu'il est infiniment casse-gueule, et s'ils évitent certains écueils, notamment le pathos, ils ne choisissent par forcément toujours leur camp. Tragédie ? De toute évidence. Comédie ? Non. Pourtant, en créant une Sandrine à la voix nasillarde et aiguë, ils provoquent un rire gênant. La réalité poignante qu'ils entendent montrer tourne alors au gag mal placé. Le spectacle retrouve de la force lorsque la situation décrite se craquelle et que le réel se distord. Les courses au supermarché sont la seule distraction de cette travailleuse. Mais Carrefour c'est «grand – très grand – de plus en plus grand» dit-elle inquiète, les yeux dans le vide, noyée. On attend alors que le spectacle explose, que Sandrine hurle ou ne supporte plus cette vie-là. Peut-être notre frustration de ne pas voir se dynamiter cette pièce est-elle proportionnelle à la capacité hors norme de Sandrine à supporter cette vie que l'on trouve insupportable.