À l'occasion de la sortie d'une monographie signée Pierre Wat, la galerie Descours présente un accrochage rétrospectif de l'œuvre picturale de Frédéric Benrath. Un artiste injustement méconnu qui a poussé l'abstraction aux hauteurs de questionnements existentiels.
Regarder les œuvres de Frédéric Benrath, c'est découvrir autant d'étapes d'une recherche acharnée concernant tout ensemble la peinture, l'être au monde et la réflexion sur soi. Comme chez Denis Roche présenté dans notre rubrique la semaine dernière, comme sans doute chez tout grand artiste, le travail sur un médium donné (peinture, photographie, etc.) se confond avec un travail sur l'être (au sens philosophique du terme), la condition humaine, l'énigme de la constitution d'un sujet humain...
Né en 1930 à Chatou, abandonné par son père à l'âge de cinq ans, Frédéric Benrath commence très jeune à dessiner, encouragé par sa mère, et se passionnera ensuite pour la philosophie, la poésie, la littérature. En 1953, lors d'un séjour en Allemagne, découvrant le château de Benrath, Philippe Gérard se choisit un nouveau patronyme ainsi qu'un prénom rendant hommage à Nietzsche, à Hölderlin et au peintre romantique Caspar David Friedrich. Dans sa vie comme dans sa peinture, il est question de réinvention et de création de soi. Et Benrath sait l'inanité des buts et des fins déterminées, et au contraire le drame et la nécessité du devenir, déclarant en 1989 que « [son] aventure ou [son] chemin pictural n'a pas de but autre que le chemin lui-même. »
Tensions
Ce chemin se tracera et se retracera au gré de nombreux voyages, de lectures essentielles (les romantiques allemands, Nietzsche, René Char, Henri Michaux...), de rencontres et d'amitiés (avec le critique Julien Alvard et avec le philosophe Jean-Noël Vuarnet, notamment). Sur le plan pictural, on différencie habituellement trois grandes périodes, trois grandes directions prises par la peinture abstraite de Frédéric Benrath.
Entre 1952 et 1975, une grande violence éclate dans ses tableaux, d'abord sous la forme de traces matérielles laissées sur la surface (lacérations, rainures, convulsions du pinceau ou de la brosse...), ensuite sous la forme de variations autour du motif du "nœud". Des tourbillons nébuleux ou des entrelacs plus serrés viennent en effet se nouer au centre de la toile, y insufflant une très forte tension. Ce conflit dynamique, cette tension créatrice prendra d'autres formes ensuite, mais restera au coeur de la création de Benrath. Que ce soit entre 1975 et 1994, avec son travail sur des motifs plus "atmosphériques" (les séries Déserts, Espace du souffle, ou Exploration de l'air), ou ensuite avec ses polyptyques constitués de (presque) monochromes, séparés entre eux d'un mince espace vide.
Instabilité
Comme le précise Pierre Wat dans sa très belle (texte et reproductions) monographie consacrée à l'artiste : « Chez Benrath, il n'est pas de problèmes plastiques qui ne renvoient à un questionnement sur l'être. Rien n'est plus étranger à cet artiste qu'un formalisme qui ferait du tableau le lieu de la pure affirmation de sa spécificité formelle. Nulle pureté inhumaine, de fait, mais au contraire un désir poussé très haut de donner forme, par la peinture, à l'humanité anxieuse de l'homme. » Aussi, quand on se trouve au centre de l'accrochage de la galerie Descours, ce que l'on croit être des paysages tourmentés, des orages prêts à éclater ou des tempêtes prêtes à déferler, ce sont aussi et surtout des "sismographies" de notre psyché et de notre rapport au monde : conflictuel, paradoxal, noué, divisé...
Grand admirateur de Michaux, Frédéric Benrath écrit en 1987 que le poète « a balayé en [lui] tout ce qui pouvait subsister de stable, de permanent, de rassurant. Il m'a fait prendre conscience que l'espace de la peinture pouvait être porteur d'un univers en extension, non fixe et inachevé, un espace qui se défait et s'oublie à mesure qu'il se développe. Que mes hypothétiques paysages ne sont, sans doute, que des états intermédiaires de l'être, à la fois intérieurs et extérieurs. » Avec Benrath, nous ne sommes donc ni devant l'imitation d'objets existants, ni devant un pur jeu de formes abstraites, et c'est en cela que sa peinture devient proprement originale et passionnante.
Frédéric Benrath
À la Galerie Michel Descours jusqu'au 19 novembre