Portrait / Elle s'est fait sa place, à part, dans le petit milieu lyonnais des musiques électroniques. Celle d'une artiste obstinée, passionnée et indépendante. Talentueuse, surtout. Vendredi, Flore squatte les quais du Rhône pour une nouvelle party Polaar : voici son parcours.
« Quand je ne fais pas de la musique, tu me vois tripatouiller du terreau. » Flore Morfin ne s'appelle pas ainsi par hasard. Sur son balcon, une mini-jungle soigneusement entretenue, des nénuphars... veillent sur le home-studio installé dans son appartement du plateau de la Croix-Rousse. L'été dernier, elle a fait le buzz en obtenant la certification Ableton (ce logiciel phare de la composition en musiques électroniques) : une première en France pour une femme ; et seulement la 7e dans le monde.
« Ça m'a surpris. Cette question-là, on me la pose tout le temps. J'y réfléchis et j'y suis sensible, mais ça m'a fait halluciner de réaliser à quel point peu de femmes veulent participer à ce genre d'étape, même si elles sont nombreuses à utiliser ces outils. Je me suis dit que c'était important de le faire savoir, car peut-être que beaucoup de femmes n'osent pas ou n'y pensent pas. »
C'est aussi un symbole, pour celle qui a débuté à une ère où il fallait apprendre sans tutoriels sur YouTube. En 1996, son premier choc avec les musiques électroniques, c'est Björk. Avec son frère, direction le Transbordeur où joue l'Islandaise. Première partie : Goldie ! « Miracle. Ma première expérience drum&bass : comme si j'avais attendu toute ma vie cette musique-là. Très rapidement, c'est devenu une obsession. »
Flore veut produire. Les platines, ça ne l'intéresse pas. Pas encore. Mais il faut trouver comment : les boutiques de matériel sont rares, et il faut savoir quoi se procurer pour composer. Et comment faire fonctionner tous ces éléments ensemble. « Il n'y avait pas de communauté, pas d'Internet sauf quelques rares forums. J'ai rencontré des DJs dans le magasin de mon frère, mais pas de producteurs, à part Le Peuple de l'Herbe. Du coup, j'avais du mal à comprendre quels outils il fallait avoir pour faire de la musique électronique. »
Arrêtons-nous un instant sur le profil du grand frère : dans la scène lyonnaise d'alors, Mathias est une figure incontournable. C'est lui qui conseille et approvisionne tous les DJs et mélomanes de la ville en galettes derrière son comptoir du disquaire Expérience. Il mixe, organise des soirées. On le voit partout. Et dans la boutique, passent et repassent les gens qui comptent. Dont quatre autrichiens anonymes, venus de Vienne pour passer des vacances, qui sympathisent avec la petite sœur durant l'été. C'était juste après son Bac, elle fêtait ses 18 ans. « Des fous furieux de house ! Ils avaient un studio et m'ont tout expliqué, qu'il fallait avoir un séquenceur, tout ça... Je les ai perdu de vue mais je ne les oublie pas... » Rencontre capitale qui coïncide avec la découverte d'un shop mythique pour les adeptes du sampler.
« Les mecs de Backstage, j'ai beaucoup de respect pour eux. J'étais toute jeune et en plus j'étais une fille. Il m'arrivait de rentrer dans des shops où les vendeurs pensaient que j'accompagnais mon mec. Eux, ils ont été les premiers à me considérer comme une artiste, comme une cliente, à m'aider. Des fois j'y passais la journée ! Là, je comprenais que je pouvais être une femme d'orchestre autonome, faire jouer tous les instruments toute seule. Une révélation ! »
Pump up the Volume
Les platines, Flore s'y met par hasard, une après-midi, s'ennuyant chez son frère qui squatte le canapé avec son coloc. Soudain, il dresse l'oreille : sa sœur s'est emparée des deux MK2, pioche dans le mur de vinyles au hasard, câle le tempo d'instinct. « Mon frère pendant longtemps n'avait pas cherché à le faire... » Elle avait le "truc". Et découvre dans la foulée le plaisir intense de faire danser les gens sur la musique qu'elle aime : « c'est addictif, comme sensation ! » Elle rencontre Rico, qui organisait des soirées au Funambule, l'un des rares lieux où l'on pouvait alors écouter à Lyon des musiques électroniques régulièrement, avec Le Chantier et Le Monde à l'Envers. Il l'invite. « Lui mixait house, moi drum&bass. C'était marrant cette époque : on passait de l'un à l'autre sans problème. Le public n'était pas borné du tout ! J'étais l'une des plus jeunes. »
C'est en 2003 que tout décolle : une prestation qui fait date à l'apéro de la première édition de Nuits Sonores, une sélection aux Découvertes du Printemps de Bourges et un maxi dans la foulée, un white label pirate remixant le fameux Pump up the Volume de M.A.R.R.S, financé par la boutique de son frère, Dark Fish Records. On est alors en pleine explosion de la scène break, qui prend le relais d'une drum&bass à bout de souffle, morte d'avoir trop plongé dans le dark.
« Le break, c'est aller chercher des influences dans le hip-hop, le funk, des choses plus techno. Ça faisait du bien : de la vraie musique de fête ! Pas possible d'y résister entre 2003 et 2005. »
Le maxi part comme des petits pains, les artistes anglais qu'elle adule la contacte pour en recevoir une copie, tels Freq Nasty ou Plump DJs. Elle lâche son mi-temps au restaurant La Belle Équipe, devient intermittente. S'ensuivent cinq ans de bonheur. Jusqu'au choc de 2008. « Je commence à travailler sur un album. Mais le phénomène break s'essouffle complètement. Émergent le dubstep, une nouvelle house, qui m'influencent. Mais côté DJ, c'était devenu très compliqué : d'un coup, plus personne ne voulait me booker, c'était ringard, un DJ break. Ce fut un moment très ingrat. J'arrivais à joindre les deux bouts mais pour l'ego, c'était violent. »
Flore continue à travailler sur l'album, Raw, qui finit par sortir sur le label anglais Botchit & Scarper en 2010. Tout est alors compliqué : le marché du disque s'écroule et personne ne sait trop ce qu'il va devenir. L'album est dur à défendre. Et côté personnel, elle perd sa mère.
« L'album, j'en suis très contente. Mais il est sorti trop tôt : ça peut paraître prétentieux, mais c'est plus facile de jouer ces titres aujourd'hui, ceux fusionnant house et afro ou ragga, ils sont désormais dans l'air du temps. À l'époque, on ne parlait pas encore de global bass ! Mais j'ai failli lâcher. Ça m'a amené à me poser des questions. Et au bout d'un moment, ces questionnements m'ont fait mettre en place des dispositifs qui m'ont sorti d'affaire... »
En 2013, nouveau départ. L'admiratrice de Francis Bacon crée une performance live & visuel avec le collectif WSK, nommée Ritual. « J'ai alors compris la vertu du temps : ça a mis longtemps à mûrir, mais ça valait le coup cette collaboration. » Elle monte avec Marc Weistroff le label auquel elle pensait depuis longtemps : Polaar, que tous deux font grandir doucement sous la forme de soirées avant de sortir les premiers EPs. « Avec Polaar, ça fait du bien de miser sur d'autres gens, de voir les rapports que ça crée, découvrir et pousser le talent des autres. » L'indépendance totale se met en place. Et la sérénité, avec. « Ça peut paraître cliché, mais Just Kids, le livre de Patti Smith, cette façon de penser, ça me fait du bien, ça me donne beaucoup d'inspiration. »
« J'ai l'impression d'être un peu à part. Je n'ai jamais perdu de vue la musique que j'aimais. Ce qui m'intéresse, ce sont les ponts qui se font entre les styles. J'ai l'impression que les gens respectent mon travail ! » conclue-t-elle. On confirme.
Polaar
À la Marquise le vendredi 17 février