Rutger Bregman : « notre vision de la pauvreté est paternaliste »

Rutger Bregman : « notre vision de la pauvreté est paternaliste »
Prenons nos rêves pour des réalités

Université Lyon 3

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European Lab / Antidote à la morosité ambiante et instigateur de progrès, Utopies réalistes de Rutger Bregman séduit de plus en plus de par son idée fondamentale : la mise en place d'un revenu universel de base. Son auteur sera à l'European Lab le 9 mai pour débattre avec Raphaël Glucksmann de la nécessité de renouer avec les utopies.

Dans Utopies réalistes, vous déplorez le pessimisme ambiant et notamment médiatique qui « écrase l'individu ». Quelles sont ses conséquences directes ?
Rutger Bregman : De nos jours, nous nous inquiétons beaucoup, nous sommes profondément anxieux. Ce qui est paradoxal, c'est que nous prenons de plus en plus soin de nous, de ce que nous mangeons, mais nous nous inquiétons encore trop peu de la qualité des informations que nous absorbons. Les informations télévisées sont la source la plus trompeuse qui soit, elles traitent toujours d'exceptions que cela concerne la corruption, la criminalité, le terrorisme, la guerre. Elles ne représentent pas le monde dans sa globalité, ce qui fausse notre vision de la nature humaine. Si vous les regardez, il y a beaucoup de chances que vous deveniez aussi pessimistes qu'elles.

La première étape vers la santé mentale est de jeter sa télévision par la fenêtre et de prendre du recul en lisant des livres, en discutant, en rencontrant des gens dans la vraie vie, en dehors des réseaux sociaux. Il est primordial de réfléchir à la qualité des informations que l'on nous propose, je pense que la majeure partie de l'anxiété que nous ressentons provient des informations effrayantes que l'on nous rabâche à longueur de temps.

Les trente dernières années ont vu des progrès phénoménaux : la mortalité infantile a diminué de 50% tout comme la pauvreté qui a reculé de moitié. L'humanité n'a jamais connu aussi peu de guerres, mais personne ne le sait, personne n'en parle, et au contraire les gens pensent que la pauvreté ne cesse d'augmenter, surtout en Europe et notamment en France où les gens sont globalement très pessimistes. Nous avons une vision totalement dépassée et erronée du monde, non pas que nous ne soyons pas informés, mais parce que nous sommes mal informés, et la désinformation nous entraîne à prendre de mauvaises décisions. L'ironie vient du fait que plus un fait est exceptionnel, plus les médias vont se concentrer dessus.

Vous démontrez que la plupart des États ont le pouvoir d'éradiquer la pauvreté, alors pourquoi n'y a-t-il pas grands projets pour lutter contre elle efficacement ?
C'est idéologique. Depuis longtemps, les États auraient pu mettre en place un revenu universel de base comme cela a été expérimenté à Mincome au Canada dans les années 70. Nous avons les moyens et aussi les preuves que cela fonctionne. Nous avons une vision obsolète de l'argent qui doit se gagner, se mériter en travaillant, si vous ne travaillez pas, vous ne méritez pas que l'on vous aide. Notre vision de la pauvreté est paternaliste. La majorité des gens partent du principe que les pauvres ne savent pas gérer leur argent, la preuve, ils sont pauvres ! Et qu'ils sont d'une certaine manière, inférieurs ou stupides, donc nous ne leur faisons pas confiance pour qu'ils prennent leurs propres décisions, alors les politiques les prennent à leur place avec des cours, des assistants sociaux qui sont supposés les aider, parfois ça fonctionne.

Nous devons comprendre que ce sont les pauvres eux-mêmes qui sont les plus à même de savoir ce qui est le mieux pour eux, sauf qu'on ne les en croit pas capables. Ce que je dis dans Utopies réalistes, c'est que nous devons cesser de croire que nous savons mieux qu'eux ce dont ils ont besoin. La décision la plus lucide serait de commencer à donner les moyens aux pauvres de les sortir de la pauvreté, et donc de leur donner de l'argent. Il s'agit d'un investissement pour le futur, c'est prouvé : les visites chez le médecin baissent, les enfants sont meilleurs à l'école, etc. La pauvreté n'est pas un manque de caractère, mais un manque d'argent.

« L'argent gratuit ça marche », comment faire émerger et grandir cette idée dans les esprits ?
De ma propre expérience voilà ce qu'il en ressort : les gens ne sont pas convaincus par des arguments intellectuels ou philosophiques, mais ils peuvent l'être parfois grâce à la science et aux expériences concrètes, on doit leur montrer que cela a déjà fonctionné. Mais la façon la plus efficace est de raconter des histoires, nous aimons les histoires, et il y en a des incroyables concernant le revenu de base aux États-Unis, ou en Angleterre comme je le raconte dans mon livre.

Voici un autre fait ironique : quand vous demandez aux gens ce qu'ils feraient de ce revenu de base, ils ont des super projets, des ambitions, mais quand on leur demande ce que feraient les autres, ils répondent qu'ils iraient probablement gaspiller cet argent en drogue, en alcool. Ce que j'essaie de faire comprendre aux gens, c'est que les autres sont comme eux, ils ont autant de projets géniaux qu'eux. Nous avons une vision pessimiste de la nature profonde de l'humain, on croit qu'il est égoïste, paresseux. Depuis quatre ans, je voyage avec mon livre en poche, et je n'ai jamais entendu quelqu'un dire qu'avec ce revenu, il ne travaillerait plus et ne ferait rien de ses journées. Les gens détestent être improductifs. Regardez en prison, comment punit-on les perturbateurs ? On les empêche de travailler, de participer à des activités, on les isole de tout projet.

Pourquoi le programme de revenu universel de Benoît Hamon aux dernières élections présidentielles a-t-il connu si peu de succès et autant de critiques négatives ?
Je ne suis pas un expert de la politique française, mais j'ai l'impression que le programme de Benoît Hamon était beaucoup trop en avance. Le revenu universel est une idée qui doit faire son chemin, c'est ce qui se passe aujourd'hui. Les intellectuels, les écrivains, les activistes et les citoyens commencent à en parler, à écrire, et les politiciens s'en empareront une fois ce travail préalable effectué, et une fois qu'ils prendront conscience qu'ils peuvent obtenir des votes avec cette idée. Le programme de Benoît Hamon était prématuré, personne n'avait vraiment entendu parler du revenu universel, mais j'admire son courage d'avoir défendu cette idée. Aujourd'hui, les gens commencent à savoir de quoi il s'agit et je pense qu'il y aura en France une expérience concernant le revenu universel prochainement.

Vous clôturez ainsi Utopies réalistes : « les idées ont le pouvoir de changer le monde », comment cela se traduit-il concrètement aujourd'hui concernant le revenu universel ?
Le mouvement autour de cette idée devient international. Il y a quelques mois, j'ai entendu l'histoire d'une femme vivant en Hollande qui a obtenu mon livre chez un ami à Belfast, elle l'a ensuite donné à son fils qui est banquier au Canada qui a été fasciné par les exemples concrets autour du revenu universel. À son tour, il a donné le livre à une amie qui a décidé de quitter son travail dans une grande entreprise pour monter une ONG qui va mettre en place un ambitieux projet en donnant de l'argent à des sans-abris de Vancouver. Donc les idées se propagent, et peut-être que cette expérience en inspirera d'autres. Un livre échangé en Irlande peut causer une tornade au Canada.

Avez-vous des ambitions politiques ou électorales en Europe ou aux Pays-Bas ?
Je considère que ce que je fais maintenant est un projet politique. Je ne suis pas intéressé par la politique traditionnelle via la participation à des élections ou l'intégration d'un parti politique, d'autres le font mieux que moi. Je suis intéressé par les idées et rendre l'impossible possible, voilà comment je considère la politique avec un P majuscule, c'est de ça dont nous avons besoin aujourd'hui.

Rutger Bregman, Utopies réalistes (Seuil)
À l'Université Jean Moulin Lyon 3 dans le cadre de l'European Lab le mercredi 9 mai à 15h

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