Nuits de Fourvière / Nouvelle agora et décor à couper le souffle : Emmanuel Meirieu adapte Les Naufragés de Patrick Declerck qui a écouté, soigné, pansé les clochards que la société efface. Spectacle hors normes.
Il y a un mois, Nuits sonores rugissait dans le quartier Debourg. Plus accessible encore que ces anciennes usines Fagor, Julien Poncet, directeur de la Comédie Odéon de Lyon et initiateur-producteur du spectacle, a trouvé un autre local, sur la ligne de tram, à quelques encablures de la Halle Tony Garnier. C'est un ancien entrepôt de fret-triage dont l'histoire est encore un peu un mystère dans lequel Emmanuel Meirieu fait son retour en terres lyonnaises, les siennes, pour créer Les Naufragés d'après l'invraisemblable et déchirant témoignage qu'a publié l'ethnologue-psychanalyste Patrick Declerck.
Depuis vingt ans, à quelques exceptions près (ses Chimères amères, Electre, Médée, De beaux lendemains), le metteur en scène donne la parole à des hommes, des témoins directs et sensibles de l'âpreté extrême de l'existence, mais loin de s'apitoyer, il ouvre au contraire une fenêtre sur une humanité souvent méconnue, limite planquée.
Nicolas Gabion est un ambulancier qui parcourait, parfois ivre de fatigue, les rues de New York pour ramener les malades à l'hôpital (Ressusciter les morts) ; Birdy était cet homme enfermé dans son mutisme. Tout récemment, Meirieu livrait Des hommes en devenir de Bruce Machart, récit déchirant, à la limite du soutenable parfois, d'hommes qui ont perdu une enfant, une compagne, ou qui n'ont rien à perdre puisque seuls.
Aux larmes, citoyen !
Et puis, Emmanuel Meirieu tourne encore avec Mon traître, cinq ans après la création de ce somptueux récit de trois voix échappées de l'Irlande et de l'IRA pour dire la trahison et l'amitié. Il avait alors gardé 6000 des 120 000 mots que comptent les deux romans jumeaux de Sorj Chalandon. Car au-delà et avant la performance des comédiens, c'est le travail d'adaptation qui fait la force première de ses spectacles. Pour Les Naufragés, il n'a pas compté mais, dit-il, « c'est une réduction de l'ouvrage, pas une compression ni un résumé. »
Voilà donc qu'il place Patrick Declerck sur un plateau (François Cotrelle en fait qui un jour lui a apporté ce livre). C'est lui qu'on entendra sur la scène. En racontant son parcours de soignant au sein du Centre d'accueil et de soins hospitaliers (CASH) de Nanterre, Declerck dit les attentions portées là-bas à ceux que la société ne sait même pas nommer (SDF, sans-abri...?), comment on leur rase la tête quand ils arrivent tant ils sont infestés de poux, il décrit leur puanteur sans s'apesantir, sans la nier non plus. Il les fait exister, de façon quasi clinique, sans enjoliver. Il leur donne vie. Et notamment à Raymond qu'Emmanuel Meirieu a choisi d'extraire du livre.
Habitat et humanisme
Que le théâtre de la Comédie Odéon se soit lancé dans cette aventure est loin d'être un hasard. Emmanuel Meirieu le dit : « avec Julien Poncet nous faisons le même métier », rappelant que celui qui dirige le théâtre privé depuis 2016 a longtemps milité et travaillé au sein de Forum Réfugiés. « Je me suis emparé du projet d'Emmanuel d'autant qu'il défend des valeurs fortes aussi pour moi » dit-il. Et les Nuits de Fourvière de s'associer à ce projet en début d'année. La création aurait dû avoir lieu dans une station fantôme du métro lyonnais, mais « parler des clochards dans le froid, l'hiver, aurait été indécent » analyse rétrospectivement le metteur en scène qui s'empare pleinement de cette halle et jubile « car aujourd'hui dans les théâtres on ne peut plus planter un clou, là c'est un décor comme ceux que je voyais enfant, ceux de Chéreau, Planchon. Il ne reste plus que Mnouchkine pour faire ça » !
Un voilier installé par grue, des tonnes de sable, une mer, tout est là pour ces Naufragés. Mais la métaphore n'est pas si simpliste. C'est aussi un clin d'œil à Declerck, navigateur solitaire à ses heures et à cette règle qui veut qu'en mer, le bateau le plus proche d'une embarcation en détresse se détourne immédiatement pour lui porter secours. Alors que « sur terre, on crée le délit de solidarité ! » tonne Emmanuel Meirieu dont le travail s'affirme de plus en plus comme un combat politique, sans étendard, mais avec la conviction pour lui que la formule présidentielle des « gens qui ne sont rien » est inacceptable. « Mon boulot de metteur en scène c'est montrer les gens comme je les vois. J'aime les humains friables, les derniers de cordées ».
Les Naufragés
À la Halle Debourg (45 avenue Debourg) du 5 au 23 juin dans le cadre des Nuits de Fourvière