Festival Lumière / À la veille de l'ouverture de la 10e édition du Festival Lumière, il nous semblait naturel d'interroger celui qui en est à l'origine, le dirige en assumant par ailleurs au cours de l'année les fonctions de directeur de l'Institut Lumière et de délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux. Il a choisi de répondre avec Cécile Bourgeat, secrétaire générale du festival — une première. L'occasion d'évoquer le passé, le futur immédiat, mais aussi l'avenir.
En neuf éditions, le festival a-t-il pris la forme que vous escomptiez et atteint sa forme d'équilibre : dix jours, des rendez-vous et des lieux clairement identifiés, et peu ou prou 180 films ?
Thierry Frémaux : Le festival Lumière a pris la forme populaire dont nous rêvions, et plus encore. Nous voulions ça : un festival pour tous, une pâtisserie de cinéma classique qui donne le désir d'aller en salles voir ou revoir de grands films. À quelques jours du festival, nous avons déjà vendu 80 000 tickets !
Cécile Bourgeat : Le souhait au départ était de permettre au public de goûter le cinéma de multiples manières : en allant voir des films en salles, en écoutant des artistes dans des masterclass, en se rendant au village pour acheter des DVD et des livres, pour écouter des comédiens sur le plateau de Radio Lumière. C'est bien que la ville natale du cinéma le célèbre ainsi, avec le sentiment que tout le monde y participe. Et ce tout le monde, c'est aussi les professionnels, les grandes sociétés françaises et étrangères. Ainsi en dix ans, le Festival Lumière est devenu l'un des trois grands festival de cinéma français — Cannes, Lille, Lyon — et la vitrine internationale du cinéma classique.
Est-il la confirmation d'une cinéphilie lyonnaise particulière, que la haute fréquentation de la ville laissait supposer ?
TF : N'oublions pas Annecy pour l'animation et Clermont-Ferrand pour le court-métrage. La France vire en tête en effet et le Festival Lumière s'est placé d'emblée comme le grand événement du patrimoine mondial doté de surcroît d'un marché. Les cinéphiles lyonnais sont repérés pour leur générosité et leur ferveur. Guillermo del Toro n'a rien de spécial à faire cette année, mais il revient, juste pour le plaisir.
CB : Le public lyonnais a rendu tout cela possible. Le festival Lumière a rassemblé du monde dès sa première année car c'était l'objectif. L'offre s'est naturellement enrichie. La collaboration avec les salles de Lyon et de la Métropole est aussi le signe d'une volonté commune de rendre possible un grand rendez-vous de cinéma sur tout un territoire. Peu de festivals rassemblent autant de partenaires.
Cette dernière décennie a vu évoluer considérablement l'industrie cinématographique : inflation exponentielle des nouveautés, passage au numérique pour les exploitants, arrivée de nouveaux opérateurs “dématérialisés“... Sachant que vous organisez conjointement pour les professionnels un Marché International du Film Classique, avez-vous des raisons d'être optimistes quant à la place qui sera alloué à ce dernier demain dans les salles, hors festivals ?
CB : Le “cinéma classique“, comme on désigne désormais les “vieux films“ a de beaux jours devant lui car la multiplication des supports provoque une forte demande des restaurations. C'est sur cette conviction que le festival s'est aussi construit. En salle, c'est plus fragile, même si le succès des grandes rétrospectives laisse penser que la gourmandise du public est forte. Mais la France reste un pays unique en la matière, avec un CNC très actif. Et les festivals sont toujours le meilleur moyen pour promouvoir des films si anciens soient-ils.
TF : La question la plus large est en effet celle de l'arrivée des plateformes Internet.
Depuis longtemps, le cinéma n'est plus seul dans le monde des images mais s'il a résisté à la télévision, il lui faut maintenant faire face aux plateformes et aux nouvelles pratiques de visionnement des films.
Les salles sont inquiètes, à juste titre, mais elles ont toujours su se réinventer et le succès à Lyon et en métropole des salles indépendantes, de la grande banlieue, au Comœdia et aux cinémas Lumière, n'est pas anodin. Et les groupes comme Pathé et UGC sont bien ancrés sur leurs fondamentaux. Pour le reste, il faut se préoccuper aussi des générations à venir et anticiper le futur.
Inciter les enfants à prendre du plaisir à “aller au cinéma“ est une mission fondamentale, comme celle de les inviter à lire ou aller au théâtre ou à la danse.
Du fait de son absence de compétition et de sa convivialité entretenue, le festival est un terrain neutre qui accueillera cette année Roma et De l'autre côté du vent. Ces dérogations laissent-elles l'espoir d'une inflexion de la politique de Netflix en France (au moins pour ces films) ? Ne risquent-elle pas de vous mettre en délicatesse avec les associations professionnelles (CICAE, AFCAE, FNCF) qui, en fustigeant les choix de Venise, avaient salué votre décision à Cannes de ne pas retenir les films refusant de se prêter à l'exploitation dans les salles ?
TF : En raison de la chronologie des médias qui les obliger à diffuser leurs films trois ans après leur sortie en salles,
Netflix préfère une exposition immédiate sur la plateforme sans passer par les salles. Pour les représentants de ces dernières, les films de la compétition cannoise doivent sortir en salles, et cela a été voté par le Conseil d'Administration du Festival de Cannes.
Un festival comme Lumière n'est pas touché par cette mesure, ce que m'a confirmé le président de la Fédération des exploitants qui sera à Lyon. Nous faisons juste pour Alfonso Cuarón ce que nous faisons pour Claire Denis ou Peter Bogdanovich, à qui nous rendons également hommage : nous montrons son dernier film. Il se trouve que c'est un film Netflix. Mais ça n'est pas la première fois que nous le faisons. Et par exemple, nous montrerons aussi le nouveau film de Stephen Frears, qui est une mini-série ou des documentaires de OCS ou d'HBO.
CB : Le débat actuel est aussi sensible que passionnant. Il est positif de voir qu'il reste très ouvert. Et nous sommes fiers d'accueillir à Lyon les représentants des salles comme ceux de Netflix. Et aussi Pierre Lescure, le président du Festival de Cannes. Si cela peut contribuer à faire avancer les discussions, tant mieux.
Cette édition poursuit l'histoire permanente des femmes cinéastes engagée dès l'origine, accueille une table ronde avec le CNC Femmes et cinéma : Les Défricheuses, décerne pour la deuxième fois le Prix Lumière à une personnalité féminine... En tant que festival de patrimoine, Lumière est-il concerné par la charte lancée par l'association 5050 pour 2020 ? D'une manière générale, l'électrochoc mondial #MeToo a-t-il eu un impact structurel sur le festival ? Souhaitez-vous que Jane Fonda use de son Prix Lumière comme d'une tribune ?
CB : Jane Fonda est apparue comme une évidence pour la 10e édition en raison de ce qu'elle représente, ce qu'elle est et a été dans l'histoire du cinéma et pour l'Histoire de façon plus large. Je ne crois pas que le Prix Lumière a vocation à être utilisé comme une tribune sur la question de la Femme même si Jane Fonda est libre d'en dire ce qu'elle souhaite. Elle reçoit ce Prix comme personnalité du cinéma, au même titre que tous ceux qui l'ont reçu depuis 2009. Mais le contexte que vous décrivez lui donne en effet une résonance particulière.
TF : Le Festival Lumière, comme l'Institut Lumière, se montre attentif à cette question des femmes dans le cinéma. En montrant des œuvres connues ou méconnues, à travers en effet l'Histoire permanente des femmes cinéastes, aussi en donnant à toutes les femmes qui font le cinéma d'aujourd'hui la possibilité de jouer leur rôle, de parler de leur art, de leur cinéphilie et de leurs inspirations. Bref, d'obliger à l'adoption d'un point de vue féminin. Cette année, nous accueillerons entre autres Liv Ullmann, Biyouna, Claire Denis ou Françoise Arnoul et toutes les femmes invitées, artistes ou professionnelles, qui viendront rencontrer le public.
CB : La question, à l'avenir, est de savoir comment de plus en plus de femmes auront accès aux métiers du cinéma et comment favoriser cela. Et l'Institut Lumière participe bien sûr à cette réflexion, comme la Ciné-Fabrique, l'école de cinéma de Claude Mourieras ou le CNC qui est très impliqué.
Il fut question un temps de décliner le modèle, voire la marque “Festival Lumière“ — c'est-à-dire une célébration du cinéma du patrimoine — dans d'autres villes ou pays...
TF : En effet, nous recevons de multiples demandes pour exporter le festival Lumière et notre réussite permettrait de l'envisager. Pour l'instant, nous nous concentrons sur son déploiement ici à Lyon.
L'équipe d'organisation n'est pas pléthorique non plus. Quant à moi, ma fonction de Délégué général du Festival de Cannes occupe la majeure partie de mon temps.
Le développement lyonnais (rachat des CNP, activités éditoriales et de production, librairie, extension en cours de l'Institut...) a-t-il ajourné ou mis un terme à ce projet ?
TF : Non, non. Nous verrons. Nous recevons cette semaine des représentants de quelques pays étrangers qui songent à importer notre modèle.
CB: L'Institut Lumière se développe sur de nombreux métiers qui nous placent de plain-pied dans la réalité économique : en nous diversifiant, nous cherchons d'autres moyens de développement, afin de faire réussir notre projet culturel d'une autre façon qu'un apport toujours plus massif d'argent public.
Le festival s'est construit avec des subventions, principalement de la Métropole de Lyon ainsi que de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, mais il est aujourd'hui autofinancé à 75%, ce qui est une grosse performance.
TF : Il faut aussi rappeler que l'ensemble des activités de l'Institut ou du festival Lumière relève d'une mission “service public”,
d'où par exemple les prix très bas que nous pratiquons. Et concernant l'Institut, les salles Lumière en ville, les galeries, les projets de développement, les collections ou la nouvelle librairie font partie d'une stratégie de développement destinée à bénéficier à Lyon et ses habitants.
Actuellement implanté sur le lieu historique de la naissance du Cinématographe, le village de jour n'est-il pas à l'étroit ? Ne trouverait-il pas en Presqu'île (Terreaux, Bellecour...) plus d'espace et de festivaliers, en lui permettant de se recentrer sur Lyon ?
CB : Chaque année, nous nous posons la question du développement des lieux centraux du festival. Nous aimons l'idée qu'il soit à Monplaisir, à l'endroit de la rue du Premier-film, entre le hangar et la Villa Lumière et depuis 2009, il s'est agrandi et se déploiera cette année de manière somptueuse et conviviale. Nous gardons cependant à l'esprit l'idée d'avoir un lieu sur la Presqu'ile — qu'il faudra quand même financer. Cette année, nous ouvrons un nouveau village : celui du Marché international du film classique à côté du Hangar sur des terrains mis à disposition par la Ville et la Métropole. C'est une nouvelle étape.
TF : Le principe d'un festival est d'occuper un territoire restreint afin que déplacements, projections, rendez-vous, hôtels soient au même endroit. Le meilleur exemple au monde est évidemment Cannes. En soutenant le projet du festival, la Métropole nous a demandé de faire le contraire : s'atomiser, aller partout, occuper des territoires lointains, aller dans les salles, les théâtres, les lieux de spectacle. C'était un défi, nous l'avons relevé.
Le village de l'Institut Lumière reste la charnière centrale, mais Bellecour ou Terreaux, oui, ça aurait de l'allure.
À quoi ressemblera le cinéma classique dans dix ans, et donc le Festival Lumière ? Sa pérennité est-elle garantie, quels que soient les aléas politiques ?
TF : Dans dix ans, le cinéma classique continuera d'être partout, sur tous les réseaux de diffusion, dans les salles, à la télévision ou sur les plateformes. Le cinéma classique est sorti des cinémathèques et un festival comme Lumière a pris acte de ce déplacement qui ouvre l'horizon de sa transmission.
CB : C'est le public qui fait le festival Lumière et si nous prenons en compte la croissance de sa fréquentation, il a de longs jours devant lui. Lumière s'est imposé comme le plus grand festival de patrimoine au monde. Il a rendu nécessaire le fait de montrer les œuvres classiques dans des salles de cinéma comme on ne se lasse pas de revoir une œuvre d'art et réinventé une nouvelle forme pour le faire et susciter l'envie du public.
TF : Les collectivités et l'État ont donné la première impulsion pour que ce festival émerge, et il faut rendre hommage à Gérard Collomb qui fut le premier maire à accepter que Lyon possède son festival de cinéma. Il a aussi respecté notre conviction de fond qui n'était pas évidente il y a dix ans : le cinéma classique peut attirer un large public et la rue du Premier-Film des personnalités du monde entier. Le festival, comme tous ses homologues, est bien sûr soutenu par l'argent public mais se développe désormais sur ses propres ressources. Le soutien des collectivités n'est pas que financier : il est aussi un engagement commun, une conviction de fond que nous partageons avec les élus de tous bords.
Serez-vous encore à sa tête ? Ou bien à la tête d'un OL Champion d'Europe : votre arrivée à la co-présidence d'OL Fondation, annonce-t-elle une reconversion ?
TF : Aucune reconversion. Ma passion pour l'OL remonte à l'enfance et je suis très honoré qu'après quelques années à la fondation, on m'ait demandé d'en occuper, avec Camille Abily, la co-Présidence. Pour succéder en plus à Bernard Lacombe, l'idole de ma jeunesse ! La fondation effectue un travail important, dans une certaine discrétion mais avec beaucoup d'efficacité. Au fond, il y a beaucoup de similitudes entre un club de football et un festival de cinéma. Hors des matches ou des projections, notre mission reste de rassembler les gens et de distiller ce quelque chose d'un moment collectif qui ne s'arrête pas à la porte des stades et des salles.