Bande Dessinée / La scénariste lyonnaise Virginie Ollagnier et la dessinatrice Carole Maurel se sont emparées du mythique reportage en immersion de Nellie Bly, "10 jours dans un asile", pour façonner un simili-biopic de la journaliste américaine, enfin mise en lumière en France ces dernières années grâce au travail salutaire d'Adrien Bosc, le boss des éditions du Sous-Sol. Les deux autrices sont en dédicace ce vendredi à la Librairie La BD à la Croix-Rousse.
— Quel genre de travail cherchez-vous ?
— Je ne sais pas, je suis si lasse...
— Vous occuper d'enfants ? Porter une jolie coiffe et un joli tablier blanc ?
— Je n'ai jamais travaillé de ma vie.
— Vous devez apprendre. Toutes les femmes ont un emploi.
— Vraiment ? Cela me surprend, elles sont affreuses. Comme les folles à l'asile.
Ainsi débute ce récit situé en 1887, à New York. USA. Par ce dialogue et quelques scènes qui comme dans Shutter Island nous conduisent droit dans un asile, accompagnant un personnage qui ici est une héroïne. Sauf que... Dans le film de Scorsese, Leonardo DiCaprio se présente comme sain d'esprit et le twist repose sur le fait qu'il est justement l'un d'eux, de ces fous. Et qu'ici, Nellie Bly, puisque c'est d'elle dont on parle, c'est l'inverse : elle se fait passer, admirablement bien, pour folle afin d'intégrer le cauchemardesque Blackwell's Island Hopital en tant que pensionnaire. Pour écrire. Raconter. Témoigner. Car Nellie — de son véritable patronyme, Elizabeth Jane Cochrane —, est journaliste, engagée (du moins, en tant que pigiste) en cette même année 1887 par le célèbre Joseph Pulitzer, au sein de son journal, le New York World, après des débuts en 1880 au sein du Pittsburgh Dispatch où elle avait travaillé son style et sa spécialisation : révéler les conditions de vie du monde ouvrier, des femmes, pratiquer l'immersion, le reportage undercover. Grand reporter — une des premières femmes, si ce n'est la première, à endosser ce titre — la jeune femme accepte ce challenge d'infiltrer l'asile, proposé par Pulitzer et son rédacteur en chef, et en tire un récit éloquent d'abord publié en feuilleton dans le journal, puis un ouvrage, récemment édité pour la première fois en France par les éditions du Sous-Sol, qui réalisent un travail exemplaire autour de la non-fiction et du reportage en publiant nombre d'auteurs et autrices méconnus ici, souvent anglo-saxons, qui ont poussé l'enquête journalistique vers de lointaines frontières au fil des années et des nouveaux, nouveaux ou encore nouveaux journalisme. Poke Tom Wolfe.
Et Nellie Bly, clairement, en est l'une des précurseuses. Ses 10 jours dans un asile ont fait d'elle une référence et ses sujets antérieurs comme ultérieurs ont jalonné les luttes pour l'émancipation des femmes et du monde ouvrier. Pas étonnant qu'elle soit redécouverte en cette période où le féminisme pousse les historiens à creuser dans les recoins soigneusement cachés jusqu'ici pour en extraire les oubliées d'un récit trop masculin, les Hedy Lamarr et les Clara Rockmore, pour les remettre à leur juste place, tout en haut du panthéon. Nellie Bly est de celles qui aujourd'hui deviennent ces fameuses role model. Logique que dans la foulée des rééditions en français de ses ouvrages, elle soit maintenant l'héroïne d'un biopic en bande dessinée. Pénélope Bagieu s'était aussi penchée en 2017 sur son cas dans Culottées 2 — Des femmes qui ne font que ce qu'elles veulent (Gallimard).
Le neuvième art n'en finit plus de plonger dans le genre biographique, épuisant un peu son lectorat à force, quand il ne se ridiculise pas dans la multiplicité des adaptations de romans (quatre versions de 1984 de Orwell, était-ce vraiment nécessaire ?). C'est un peu de ces deux formes, biopic et adaptation réunies en mash-up, que dévoilent Virginie Ollagnier et Carole Maurel dans cet ouvrage tout juste paru cette semaine aux éditions Glénat. Mais il s'agit ici clairement du haut du panier : on plonge avec délice dans ce récit soigneusement construit autour d'une journaliste de 23 ans n'ayant vraiment pas froid aux yeux, suffisamment bonne actrice pour réussir à se faire passer pour folle et internée, on suit son enquête et l'on plonge dans sa vie, sa situation, son enfance, par quelques flash-backs bien sentis et ficelés intelligemment au récit initial.
Nellie Bly, role model pour génération féministe
Role model. C'est justement ainsi que Virginie Ollagnier, scénariste ayant travaillé avec Olivier Jouvray et par ailleurs co-fondatrice de La Revue Dessinée, a découvert celle qui est aujourd'hui son sujet. Dans une interview accordée au directeur de la collection Karma au sein de Glénat, Aurélien Ducoudray, distillée en fin d'ouvrage, elle déclare ainsi : « Nellie est entrée dans ma vie lorsque j'ai cherché des modèles de femmes à ma fille. Bien sûr, j'assume d'être le premier, mais dépassable et perfectible, ha ha ha ! C'est pour cette raison que je me suis tournée vers Nellie, pour soutenir l'éducation de ma fille, lui offrir des horizons hors de ma portée. » Féministe avant l'heure, lui demande l'interviewer ? Pas vraiment, répond la scénariste : « Oui et non. Les mouvements d'émancipation des femmes sont venus chercher Nellie. (...) Elle a refusé. Pour elle, ses articles dénonçant les conditions de travail des femmes et l'exemple de sa carrière de journaliste suffisaient à la démonstration. »
Également interrogée en fin d'ouvrage, Carole Maurel — dont le travail d'orfèvre, pour la première fois à l'encrage traditionnel à la plume et mine grasse, est pour beaucoup dans la réussite et la beauté de cet album — explique comment les deux femmes ont réussi à passer outre l'écueil du biopic traditionnel : « j'espérais secrètement que l'album puisse s'orienter vers une mise en scène digne d'un film d'épouvante ou proche d'un univers fantastique assez noir (Lovecraft, Maupassant). On a toutes et tous très vite eu envie de traiter ce biopic comme si ça n'en était pas un. »
Les deux autrices seront en dédicace ce vendredi 19 février à la librairie La Bande Dessinée, sur le plateau : foncez, c'est une introduction parfaite à l'univers d'une Nellie Bly qu'il faudrait bien entendu prolonger ensuite par la lecture des reportages originaux, disponibles aux éditions du Sous-Sol, puisque la bande dessinée s'arrête à l'issue de ce premier sujet pour le New York World, mais ne couvre pas la suite de la vie et de la carrière de Nellie Bly, tout aussi passionnante — il faut absolument se plonger dans le récit de son tour du monde en solitaire : elle voulait battre le record de 80 jours établi par Phileas Fogg, le héros de fiction de Jules Verne, qu'elle rencontra lors d'une escale. Et ainsi en devenir fou. De plaisir.
Virginie Ollagnier et Carole Maurel, Nellie Bly - Dans l'antre de la folie (Glénat, 22€)
En dédicace à la librairie La Bande Dessinée le vendredi 19 février de 14h à 18h
50 grande rue de la Croix-Rousse, Lyon 4e
Nellie Bly, 10 jours dans un asile (éd. du Sous-Sol, 14€) — Le Tour du monde en 72 jours (éd. du Sous-Sol, 16€) — 6 mois au Mexique (éd. du Sous-Sol, 17€)